ARAI
Takashi
Photo ©2015 Anton Orlov
新井・卓
Né en 1978
Arai Takashi (né en 1978) est un daguerréotypiste japonais basé à Kawasaki, au Japon. Il explore les problématiques liées au nucléaire – du premier essai d'une arme nucléaire à Trinity, le 16 juillet 1945, à la catastrophe de Fukushima en mars 2011 -, à travers l’utilisation de cet ancien procédé photographique (1835), le daguerréotype, qu’il surnomme « conteneur monumental ».
Depuis 2016, Arai est membre de l'Atomic Photographers Guild (la Guilde des Photographes Atomiques), un collectif international d'artistes qui se consacre à rendre visibles toutes les facettes de l'ère nucléaire. Il participe en 2016 à l’exposition « In the Wake: Japanese Photographers Respond to 3/11 » (« À la suite : des photographes japonais répondent au 11 mars »), qui fait le tour des États-Unis (Museum of Fine Arts de Boston, Japan Society de New York et Asia Society de Houston).
Ses daguerréotypes sont exposés dans diverses collections muséales aux États-Unis, en Europe et au Japon. Arai Takashi est le lauréat de plusieurs prix, tels que le Prix Source-Cord (2014) au Royaume-Uni, le 41e Prix Kimura Ihei pour sa première monographie, MONUMENTS (PGI, 2015), ainsi que le Prix de la Société photographique du Japon (Photographic Society of Japan: Newcomer's Award) en 2016. Plus récemment, Arai a réalisé son premier court métrage intitulé Oshira Kagami : The Mirror of the Oshira Deity (Le miroir de la divinité Oshira, 2018), qui lui a valu le Prix du meilleur court-métrage du 72e Festival international du film de Salerne, en Italie.
Rendre visibles les enjeux du nucléaire :
un entretien avec le daguerréotypiste Arai Takashi
par Amandine Davre
Maquette pour un monument multiple à la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi,
de la série Exposed in a Hundred Suns, 2015, daguerréotype,
©Arai Takashi, avec l'aimable autorisation de l'artiste
AVANT LA PHOTOGRAPHIE
AMANDINE DAVRE – Vous avez étudié au département de biologie de l'Université chrétienne internationale (International Christian University, 国際基督教大学) en 2001, puis vous avez rejoint l’École de photographie de Tokyo (Tokyo College of Photography, 東京綜合写真専門学校) en 2002. Comment votre attrait pour la photographie s’est-il manifesté dans un premier temps ?
ARAI TAKASHI – Avant la photographie, je m'intéressais principalement à la poésie et au cinéma. Vers l’âge de 18-19 ans, j'en suis venu à utiliser la photographie comme outil pour observer les scènes de la vie quotidienne comme source d’inspiration pour la poésie et de (futurs) films. À 20 ou 21 ans, j'ai rejoint l'atelier du photographe japonais Suzuki Risaku 鈴木理策au musée de la ville de Kawasaki et j’ai été fortement attiré par la diversité esthétique et technique de la photographie d'art. Après cet atelier, et en suivant les conseils de Risaku, j'ai rejoint l’École de Photographie de Tokyo.
23 mars 2014, Le soleil à l'altitude apparente de 570 m, Ouest-Nord-Ouest,
Parc Hijiyama, Hiroshima
de la série Exposed in a Hundred Suns, 2014, 19,3 x 25,2 cm, daguerréotype,
©Arai Takashi, Museum of Fine Arts, Boston
DÉCOUVERTE
DU DAGUERRÉOTYPE
A.D. – Comment avez-vous découvert le daguerréotype ? Vous rappelez-vous la première fois où vous en avez vu un ? Quelle a été votre impression ?
A.T. – Je m'en souviens vaguement, mais je pense avoir vu un portrait au daguerréotype pour la première fois à Paris en 2000 ou en 2001, alors que je m’y promenais avec mon sac à dos. À cette époque, j’aimais beaucoup les peintures d’Alberto Giacometti, et ce portrait au daguerréotype que j’ai vu me rappelait les siens en raison de la présence fantomatique d’un visage humain.
A.D. – Lorsque vous étudiiez à l’École de photographie de Tokyo, vous avez décidé d'explorer cette ancienne technique photographique. Pour ce faire, vous vous êtes procuré le manuel original de Louis-Jacques Mandé Daguerre et vous avez essayé de produire des plaques par vous-même. Combien d'essais et d'échecs vous a-t-il fallu pour finalement maîtriser les techniques du daguerréotype ?
A.T. – Je me souviens encore très bien de ma première tentative de prise de vue. J'ai eu de la chance, car ma première plaque de 10 x 12 cm a été réalisée avec succès, même si l'image était assez subtile. J'ai été époustouflé par les détails extraordinaires de l’image et par sa profondeur. C'était une vue de l'étang proche de mon appartement, en fin d'après-midi. Pendant une semaine environ, je ne pouvais pas m’arrêter d’observer cette plaque photographique et j’étais bouleversé par ce daguerréotype que j’avais produit : la simplicité des matériaux et du procédé, les détails exceptionnels et la qualité tridimensionnelle de l’image. Mais j’ai appris par la suite que ma première plaque photographique n’était finalement qu’un heureux hasard. Il m'a fallu une année de plus pour obtenir un résultat similaire et sept ou huit ans pour réaliser des daguerréotypes développés au mercure, de qualité assez moyenne. Il existe deux méthodes pour développer un daguerréotype : le processus de Becquerel (utilisation de la lumière du soleil pour développer une image à travers un filtre rouge) et le processus mercuriel. J'ai commencé ma pratique avec le processus de Becquerel. Encore aujourd’hui, je ne suis pas aussi bon que les maîtres du daguerréotype du XIXe siècle.
Maquette pour un monument multiple à la montre-bracelet déterrée à Ueno-machi,
Musée de la Bombe Atomique de Nagasaki,
de la série Exposed in a Hundred Suns, 2014, 50 x 50 cm, daguerréotype
©Arai Takashi, avec l'aimable autorisation de PGI
A.D. – Votre apprentissage de cette technique semble être sensiblement identique à celui du premier daguerréotype importé au Japon en 1848. Apparu au tout début de la modernisation rapide de l’archipel, il a fallu plusieurs années aux apprentis photographes de l’époque pour le maîtriser. L'histoire du daguerréotype joue-t-elle un rôle dans votre démarche artistique ?
A.T. – Je suis curieux de connaître les débuts de la photographie au Japon, mais non. Comme dans d'autres pays asiatiques, la photographie a soudainement été introduite au Japon en tant que technologie moderne et n'était pas nécessairement envisagée en tant qu'outil de démocratisation. À la moitié du XIXe siècle, les photographies au Japon n’avaient pour unique but que d’être des souvenirs pour les étrangers de passage. C'est pour cela que l'histoire des débuts de la photographie en Europe et aux États-Unis compte davantage dans ma pratique artistique.
Etude #2, Un monument multiple au Daigo Fukuryūmaru,
de la série Exposed in a Hundred Suns, 2014, 35 x 35 cm, daguerréotype
©Arai Takashi, collection privée
LA QUESTION
NUCLÉAIRE
A.D. – En utilisant cette ancienne technique photographique dans vos travaux sur Hiroshima, Nagasaki, le Lucky Dragon (le bateau de pêche Daigo Fukuryûmaru 第五福龍丸, exposé à des retombées radioactives lors d'un test de la bombe H sur l'atoll de Bikini le 1er mars 1954), dans votre série Exposed in Hundred Suns (Exposés à des centaines de soleils, commencée en 2012) ou plus récemment sur Fukushima dans votre série Here and There - Tomorrow's Islands (Ici et là - Les îles de demain, commencée en 2011), il apparaît que vous tentez de tisser un lien temporel entre le daguerréotype et ces diverses catastrophes nucléaires. Il semblerait que vous montriez les effets et les limites de la modernisation trop ambitieuse du Japon, qui a débuté justement après la première introduction du daguerréotype et dont ces désastres nucléaires sont la conséquence. Pourrait-on dire que le daguerréotype parvient à illustrer les conséquences de la modernisation rapide du Japon et que l’énergie nucléaire en représente une limite que nous avons franchie ?
TA : – Je n'ai jamais essayé de relier la lenteur du daguerréotype à la modernisation rapide du Japon. Mais les problèmes nucléaires - qui sont devenus de manière inattendue et pour la première fois la réalité de ma vie en 2011 - ne concernent pas uniquement notre désir et notre technologie dépassés. En voyageant à Fukushima et sur d'autres sites nucléaires aux États-Unis et au Japon, j'ai progressivement commencé à penser que la physique nucléaire était déjà devenue une nouvelle mythologie de notre époque, que l’on appelle « l'Ère atomique ». La radioactivité est invisible et certains radio-isotopes perdurent des milliards d'années. Sur le site de traitement de déchets nucléaires d’Onkalo, les Finlandais se demandent maintenant comment garder l’installation pendant 100 000 ans et avertir les personnes qui y vivront du danger des déchets nucléaires. C’est au-delà de notre imagination, c’est donc une mythologie.
Ma question est la suivante : quel genre de langage convient à l'ère de la nouvelle mythologie ? Il n'y a pas de réponse claire, mais je pense que le daguerréotype est le meilleur outil jusqu'à présent pour moi, en raison de sa durabilité et du lien émotionnel et intime qui peut être établi entre l'image et le spectateur. L’industrie nucléaire repose sur une chaîne d’exploitation et de discrimination mondiales dont nous souffrirons pendant plus de mille ans. Pour moi, la question nucléaire est impliquée dans tout autre problème social que nous avons aujourd’hui, et ce, dans le monde entier.
Maquette No. 2 pour le site de Trinity,
Polygone d'essais de missile de White Sands, Nouveau Mexique, 6 avril 2013,
de la série Exposed in a Hundred Suns, 2013, 19,3 x 25,2 cm, daguerréotype,
©Arai Takashi, avec l'aimable autorisation de l'artiste
MICRO-MONUMENTS
AD : – Vous parlez du daguerréotype en tant que « conteneur monumental » ou en tant que « micro-monuments » pour conserver la mémoire. Pourriez-vous développer cette notion?
TA : – Le daguerréotype a une forme matérielle solide pouvant durer au moins 180 ans. Au XIXe siècle, les daguerréotypes étaient toujours conservés dans des étuis de poche, parfois accompagnés d'autres objets mémoriels - cheveux humains, lettres manuscrites ou fleurs -, qui représentaient l’existence des modèles. J'appelle ce type d'objets-images des « micro-monuments ». Par rapport aux monuments de grande envergure liés au contexte historique et politique, les micro-monuments protègent la mémoire individuelle de personnes anonymes. Les micro-monuments ont le pouvoir de décontextualiser l'histoire personnelle et de transporter des souvenirs « micro-scopiques » de génération en génération.
Plaqueminiers (arbres à kakis) à l'écorce arrachée pour un essai de décontamination,
Tsukidate, Fukushima,
de la série Here and There – Tomorrow’s Islands 2012, 19,3 x 25,2 cm, daguerréotype
©Arai Takashi, avec l'aimable autorisation de l'artiste
A.D. – Dans votre série Here and There - Tomorrow’s Islands, par exemple, vous avez photographié des paysages paisibles et abandonnés de la région de Fukushima et les activités quotidiennes de ceux qui essaient de reconstruire leur vie. En tant que conteneur monumental, que tentent de capturer vos daguerréotypes ?
A.T. – J'essaie de capturer la réalité du monde. Mais la réalité ne signifie pas seulement les faits ou la « vérité ». Je veux aussi encapsuler les émotions de mes modèles et les miennes dans le daguerréotype, et alors le sens de la réalité sera exposé sur la surface miroitante de la plaque, à travers le temps et les efforts nécessaires aux spectateurs pour « voir » l’image reflétée.
A.D. – Observer la surface d’une plaque de daguerréotype est une expérience particulière pour les spectateurs. Ayant la particularité de refléter le visage du spectateur sur sa surface réfléchissante, le daguerréotype apparaît comme une fenêtre ouverte entre ici (« Here ») - c’est-à-dire l’espace d'où nous regardons la photo - et là-bas (« There »), l'environnement et les habitants de la région de Fukushima que vous capturez dans votre série Here and There - Tomorrow’s Islands, par exemple. Il y a aussi une particularité assez déroutante dans vos daguerréotypes : nous pouvons voir des taches noires sur la surface de la plaque, qui sont dues à la solarisation ; elles ressemblent étrangement à des particules cancérigènes. Quels effets essayiez-vous de transmettre ?
A.T. – Certaines erreurs ou imperfections sur la surface de mes daguerréotypes se produisent de manière inattendue, à cause de mon manque de compétences. Lorsque j’ai exposé la série « Here and There - Tomorrow’s Islands » au musée de la ville de Kawasaki en 2011, certains spectateurs m'ont demandé si les petits points noirs résultaient de la radioactivité. Je suppose que non, mais j’ai remarqué que le daguerréotype déclenche parfois certaines perceptions et/ou émotions chez les spectateurs. Peu importe qu’ils le perçoivent ou non, j’aime bien que ce processus photographique puisse stimuler l’imagination des spectateurs et leur permettre de se sentir personnellement connectés avec la scène représentée.
Fermiers au travail de décontamination, Minami Soma,
de la série Here and There – Tomorrow’s Islands, 2012, 19,3 x 25,2 cm, daguerréotype
©Arai Takashi, avec l'aimable autorisation de l'artiste
LES HABITANTS
DES ZONES CONTAMINÉES
A.D. – Comment les habitants des zones en voie de décontamination que vous avez photographiés dans votre série Here and There - Tomorrow’s Islands ont-ils réagi à votre désir de les photographier ?
A.T. –Ils ont été extrêmement accueillants et généreux. Je suis toujours en contact avec les modèles et certains d'entre eux m'aident beaucoup dans mes projets en cours à Fukushima.
A.D. – Comme le daguerréotype nécessite un long processus de fabrication/d’impression, les habitants que vous avez photographiés ont-ils vu le résultat ? Si oui, quelles ont été leurs réactions ?
A.T. – Oui, je suis toujours revenu leur montrer leurs portraits. J'ai également organisé une petite exposition à Minamisoma, proche de Fukushima, où j'ai réalisé la plupart de ces portraits, et je les ai invités. Leurs réactions ont vraiment été géniales. Quelqu'un a simplement dit « Waow ! » et un autre a silencieusement et longuement examiné chaque daguerréotype. Pour moi, il est difficile, mais toujours important de travailler avec des personnes à Fukushima. Je suis basé près de Tokyo et j'ai découvert que j'avais tendance à être un « observateur » extérieur de Fukushima (à Tokyo, nous n'obtenons qu'une quantité ridiculement faible d’informations sur les problèmes à Fukushima). C'est dangereux et probablement faux, car ce genre de position en tant qu'observateur peut produire une autre vision de la réalité qui se répercute à travers ma pratique de la photographie elle-même. La raison pour laquelle j'ai moi-même publié le catalogue de la série Here and There - Tomorrow’s Islands en 2012 était pour donner les photos à mes modèles. Ensuite, j'ai décidé de publier ma première monographie intitulée MONUMENTS, en 2015, car j'avais appris de cette expérience qu'un livre pourrait être un bon moyen de diffuser les images prises à Fukushima et ses environs parmi un plus grand nombre de spectateurs.
Abe Koyu et les déchets radioactifs dans sa propriété privée,
de la série Here and There – Tomorrow’s Islands, 2013, 19,3 x 25,2 cm, daguerréotype
©Arai Takashi, avec l'aimable autorisation de l'artiste
FUKUSHIMA,
UNE CRISE PERMANENTE
A.D. – La série Here and There - Tomorrow’s Islands est-elle terminée ?
A.T. – Non, ce sera le projet de toute une vie, je suppose.
A.D. – Est-ce le cas parce que les problèmes liés à la décontamination radioactive restent présents et semblent incommensurables, jamais complètement terminés ?
D.L. – Oui, Fukushima n'est pas seulement un problème social pour moi. C’est une crise permanente qui continue d’affecter ma vie quotidienne - imaginez une vie où à chaque fois que vous achetez de la nourriture, vous vous demandez si elle est radioactive ou non -, c’est donc aussi un problème quotidien pour moi qui ne peut être ignoré.
ARAI Takashi
©2019 by Arai Takashi-Amandine Davre/Tokyo Time Table.
Cet entretien, inédit en français, a été mené par courriel le 9 décembre 2016, et publié dans sa version originale en anglais dans la revue The Trans Asia Photography Review au printemps 2017.
Amandine Davre est docteure en histoire de l’art de l’Université de Montréal et chargée de cours en histoire de l’art japonais au Centre d’Études Asiatiques (CÉTASE). Ses recherches portent sur la photographie japonaise post-Fukushima et sur l’imaginaire du nucléaire dans l’art. Elle a été commissaire de l'exposition HŌSHANŌ : Penser l'après Fukushima, à la galerie Visual Voice (Montréal) en mars-avril 2017.