Petit portrait numéro 1
Bruno Mathon : Level Five
Bruno Mathon, photo : ANZAЇ
Toucher l'ombre, de Bruno Mathon,
est une série de dessins (encre, papier, collages), exposée au Japon à la galerie Nakamura de Kyoto en 2012. Toutes les œuvres sont au format 46x61 cm
et ©Kazue Mathon
Bruno Mathon, Toucher l'ombre 1,
Encre, crayon, collage, 4 janvier 2012
photo ©Michaël Ferrier
Bruno Mathon, Toucher l'ombre 2,
Encre, crayon, collage, 6 janvier 2012
photo ©Michaël Ferrier
Bruno Mathon, Toucher l'ombre 3,
Encre, crayon, collage, 3 février 2012
photo ©Michaël Ferrier
Bruno Mathon, Toucher l'ombre 4,
Encre, crayon, collage, 13 février 2012
photo ©Michaël Ferrier
Bruno Mathon, Toucher l'ombre 5,
Encre, crayon, collage, 17 février 2012
photo ©Michaël Ferrier
Bruno Mathon, Toucher l'ombre 7,
Encre, crayon, collage, 23 février 2012
photo ©Michaël Ferrier
Bruno Mathon, Toucher l'ombre 8,
Encre, crayon, collage, 5 mars 2012
photo ©Michaël Ferrier
Bruno Mathon (1938-2020) a beaucoup travaillé avec le Japon où, de 1993 à sa mort, il n'a cesser d'organiser des expositions personnelles de gravures, de peintures à l'huile et de dessins à Tokyo, Nagoya et Kyoto.
En 2000, artiste invité à la première Triennale Echigo-Tsumari, le festival international d'art contemporain qui se tient tous les trois ans dans la préfecture de Niigata, créé à l'initiative de la galerie d'art Art Front Gallery de Tokyo et dirigé par Fram Kitagawa, il y crée l’installation L’Histoire des Six vertus, qu’il déploie également dans un livre de poèmes et de dessins portant le même titre 「六つの徳の物語」, avec des artistes de différents pays, dont Tanikawa Shuntarô. C’est une œuvre installée en pleine forêt, tatouée d’animaux sur la pierre, le bronze et le bois (visible ici) Enfin, en 2011, il collabore avec son ami l'artiste Raku Kichizaemon, à l'exposition Kichizaemon X Au-delà du langage (吉左衞門X Au-delà 言語の彼方へ), où ses dessins accompagnent les poteries du grand maître céramiste. Raku Kichizaemon est le fils aîné de Kakunyu XIV : il a succédé en 1981 au quinzième chef de la famille des artisans du thé Raku, une tradition fondée à l'époque Momoyama (1573-1603) par Tanaka Chôjirô 長次郎. C'est le directeur et président du conseil d’administration du Raku Museum de Kyoto. Il se disait avec Bruno Mathon « en empathie profonde », celle-là même que Bruno Mathon ressentait également pour le Japon.
Bruno Mathon, Histoire des Six vertus, détail, tête de sanglier,
Triennale Echigo-Tsumari, 2000 photo ©Michaël Ferrier
« Au-dessus des ruines, les catastrophes sont suspendues. Après la destruction de la peinture, que reste-t-il ? Des objets, des traces, des signes dispersés. Bruno Mathon peint dans l'imaginaire pictural qui succède à son effacement. »
Alain Jouffroy
[1] Extrait d'Un chien court dans le ciel, galerie La Forêt, 1993, repris dans la revue Le Sac du Semeur, numéro 5, p. 27, 2020. Le texte intégral est à lire sur le site pileface).
Voilà ce qu'écrivait de Bruno Mathon le poète Alain Jouffroy : « Au-dessus des ruines, les catastrophes sont suspendues. Après les guerres, la paix est lourde. Après la destruction de la peinture, que reste-t-il ? Des objets, des traces, des signes dispersés. Bruno Mathon peint dans l’imaginaire pictural qui succède à son effacement. Il dresse des échelles dans ses toiles, et repeint le ciel. L’un des titres de ses tableaux le dit explicitement : Pendant qu’on répare le ciel. (…) Tout se passe comme s’il peignait sous l’empire des questions d’un temps privé d’une parole vraie, et pour la lui redonner [1]. »
Et Raku Kichizaemon de lui répondre sans l'avoir lu, bien des années plus tard, en un écho troublant :
« Le papier comme matière : à sa surface, véritable cosmos où se déploient les étendues du temps et de l’espace, naît une ligne dans un tremblement qui d’un coup s’arrête. Apparaissent alors d’autres lignes et d’autres surfaces. Ces lignes et ces surfaces fragiles et délaissées me donnent l’impression d’être le terme du parcours des traces suivies par l’existence des choses par-dessus aimées. Celles-ci – et le nous inclus dans le dénombrement – vivent un temps et un espace propres à leur existence. Les traces de leur existence ne sont autres que leur vie elle-même. Telle une ligne de notes émises par un instrument à vent, grêles et délicats, elle flotte avec lenteur dans l’air, ignorante du moment de sa naissance, de son évanouissement et de sa destination… L’ensemble du monde tient sa partie fragile, inconnaissable, anonyme : il ne fait qu’advenir et disparaître. Toutes les appartenances, toutes les multiples formes de sociabilité se trouvent mises à nu, tout comme si la certitude de la singularité propre à l’existence seule possédait un sens, certes dépourvu de nom, et pourtant indubitable dans le surgissement continu des événements. »
« Toutes les appartenances,
toutes les multiples formes de sociabilité se trouvent mises à nu,
tout comme si la certitude de la singularité propre à l’existence seule possédait un sens, certes dépourvu de nom, et pourtant indubitable dans le surgissement continu des événements. »
Raku Kichizaemon
楽吉左衛門
Les deux approches d’Alain Jouffroy et de Raku Kichizaemon disent, en des termes et avec une tonalité très différents, la même chose : la peinture, notamment celle de Bruno Mathon, est un réseau de lignes fragiles, un tremblement fugace, une trace. Quelque chose a eu lieu, qui était de l’ordre du miracle mais qui a disparu : c’est à l’art, et seulement à lui (puisque c’est l’autre nom de l’amour), d’en restituer la présence, comme un animal laisse dans la glaise ou sur les parois d’une grotte quelques empreintes de sa venue.
En 2015, alors qu’il s’apprête à exposer sa série de dessins Aurore à Kyoto, Bruno m’écrit : « Donner la vie sans son déroulement, voilà la gageure de la peinture et du dessin. Mais c’est aussi sa force et son miracle, qui fait que certaines œuvres traversent les générations, les époques et les modes. L’ensemble de dessins d’Aurore est une conquête, celle d’un corps formel ; d’un double imaginaire de ces impressions et sensations fugaces que la réalité nous donne généreusement sans jamais en dévoiler le sens et la raison. Les formes elles-mêmes nous emmènent vers le point de vue exact, vers la stase visuelle nécessaire qui nous permet de ressentir ces impressions immobilisées dans leur course puissante et brève. L’art cherche à restituer par la création la « présence » par laquelle tout vit et s’exprime. »
Cette qualité de présence, c’est celle que je retrouve, maintenant qu’il est parti chevaucher d’autres aurores, dans les dessins de Bruno Mathon : quelques traces précaires mais précises qui en réveillent d'autres (l’odeur d’une encre, la ligne d'un corps, le grain d'un papier ou celui d'une peau), et qui seront peut-être un jour le seul signe de notre passage, ce qu'il appelait « le point de vue exact » sur les événements de notre monde, à la fois fragile et inépuisable.
Ou, comme il me l'écrivait dans un autre message : « J’ai abandonné pour toujours la « représentation » pour « l’évocation » : il faut aller au-delà de cet « état d’image » pour atteindre ce « Level five » cher à Chris Marker, celui qui distingue l’art. »
Michaël FERRIER
©2021 by Michaël Ferrier/Bruno Mathon
Tokyo Time Table
POUR ALLER PLUS LOIN
De 1998 à 2010, Bruno Mathon a été critique d’art à France Culture (Radio France), dans l’émission de Jean Daive « Peinture fraîche », que l’on peut encore écouter ici.
Bruno Mathon au travail
Voir la vidéo sur le site de la galerie Art on Art