Ce qui nous arrive est un livre collectif de : Camille Ammoun, Michaël Ferrier, Ersi Sotiropoulos, Fawzi Zebian et Makenzy Orcel. Le projet a été initié par Charif Majdalani, qui signe la préface de l'ouvrage.
On trouvera ci-dessous une présentation de chaque auteur et les premières lignes de chaque texte.
Préface
TOUTES LES CATASTROPHES EN UNE
The End is in sight,
Mural Brooklyn, New York, 2015, Photo ©Michaël Ferrier
Charif Majdalani ©Michaël Ferrier, Beyrouth, 2022
Charif Majdalani est le président de la Maison internationale des Écrivains à Beyrouth بيت الكتّاب الدّولي في بيروت. Il a publié plusieurs romans salués par la critique et de nombreux prix (Prix François-Mauriac de l'Académie française, Prix Jean-Giono, Prix spécial du jury Femina).
On lira notamment de lui Beyrouth 2020, publié aux éditions Actes Sud en 2020.
PRÉFACE
Le titre de cet ouvrage renvoie à l'idée d'un destin collectif, à ce qui, par-delà les continents et les frontières, advient aux hommes et les met à l'épreuve, ou met à l'épreuve ce qu'ils ont de plus précieusement en commun, c'est-à-dire leur humanité. Se trouvent en effet réunies dans ce petit livre cinq fictions ayant pour sujet les catastrophes qui touchent le monde depuis le début du millénaire et qui résultent tantôt des ruades de la nature, tantôt des actes irresponsables de ceux qui dirigent le destin des peuples et de la planète. De Haïti à Fukushima en passant par Beyrouth et Athènes, ces catastrophes (tremblement de terre, explosion, accident nucléaire ou écologique, crise économique) réveillent des échos similaires, parlent des mêmes traumas et des mêmes souffrances, et aussi parfois des mêmes capacités de résurrection et de recommencement.
L’idée de constituer cette modeste anthologie vient de la Maison internationale des écrivains à Beyrouth qui en a proposé le concept à cinq écrivains et à un éditeur. Cette démarche n’est pas née d’une envie d’innover, elle n’est pas issue d’une fantaisie littéraire ou éditoriale. Elle vient en réaction au choc causé par l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth et à ses conséquences, une explosion qui a mêlé en elle les composantes et la forme tant du séisme que de la déflagration atomique. Mais le fait que le projet d’un tel ouvrage soit parti de Beyrouth vient de ce que la capitale libanaise et le Liban tout entier vivent aussi une crise économique qui est en train de se transformer en catastrophe sociale et écologique.
Pendant des décennies, voire pendant un siècle, le Liban est passé pour un modèle, un pays "message", ou encore un laboratoire dans la gestion des complexités sociales du monde moderne. Naguère, c’était son système politique et sa gestion des différences communautaires et confessionnelles qui faisaient l’admiration du monde, ainsi que son système économique hyperlibéral, ou encore ses capacités à se redresser après tous les coups durs. Il y a quelques années, un écrivain français invité en résidence à Beyrouth déclarait que cette ville et le Liban en entier résumaient en eux tous les problèmes du monde contemporain, problèmes politiques, écologiques, problèmes liés aux migrations, problèmes du communautarisme, désengagement de l’État, rôle des banques, et que toute solution trouvée au Liban à l’une de ces questions pouvait servir d’exemple à l’ensemble de la planète. Mais le Liban est progressivement apparu également comme le paradigme de la mauvaise gouvernance et comme le lieu où se condensent les formes les plus retorses de la corruption, du détournement de fonds publics et de la clientélisation des citoyens, avant que la classe dirigeante libanaise, par son irresponsabilité et son laxisme, ne réussisse le tour de force de réunir tous les ingrédients et toutes les déclinaisons possibles de la catastrophe – explosion, séisme, crise économique, sociale et écologique – et d’en offrir au monde effaré le modèle ainsi condensé. Pour les Libanais, parler de leur épreuve est devenu une épuisante routine. Confronter ce qui est le sujet constant de la préoccupation des citoyens de ce pays à ce que d’autres ont vécu, ou vivent encore de similaire, nous a semblé passionnant, et peut-être thérapeutique, comme le serait une thérapie de groupe. Mettre en commun le récit de la catastrophe et réfléchir à la manière avec laquelle l’homme en gère les conséquences, le souvenir et le traumatisme : telles sont donc les idées à l’origine de cet ouvrage.
Pour amplifier les désastres,
Tract 2022, Photo ©Michaël Ferrier
L'INSURRECTION
DES MOLÉCULES
Tracings of movements of autistic children,
Fernand Deligny, Sandra Alvarez de Toledo and Cyril Le Roy, Maps and Wander Line
(Paris, L'Arachnéen, 2013)
Michaël Ferrier dans la région de Fukushima, avril 2011 ©Michaël Ferrier
Michaël Ferrier est écrivain et professeur à l'université Chuo de Tokyo, où il vit depuis une trentaine d'années. Il a publié plusieurs romans salués par la critique et de nombreux prix (Prix de l'Asie, Prix littéraire de la Porte Dorée, Prix Édouard-Glissant, Prix Franz-Hessel, Prix Jacques-Lacarrière, Prix Décembre, etc.).
On lira notamment de lui Fukushima, récit d'un désastre, publié aux éditions Gallimard en 2012.
MICHAËL FERRIER
« Tout commence le vendredi 11 mars 2011, à 14h46 et 40 secondes mais ce n’est pas le plus important, puisque ce n’est pas de ce temps-là dont il est question mais d’un autre, d’une remontée du temps lui-même, revenu des puissances souterraines, un immense branle-bas intérieur. Une catastrophe, un séisme, un tsunami, une explosion ne déchirent pas seulement l’air, la terre et la mer et toutes les dimensions de l’atmosphère, mais ils ouvrent surtout en nous une fêlure immense, déployant soudain au grand jour une floraison de questions sur nos vies, nos modes d’organisation sociale, nos renoncements individuels comme nos erreurs collectives. Quelque part là-bas, loin sous la croûte terrestre ou dans l’obscurité d’un hangar incertain, des forces se sont accumulées pendant des années, des siècles, au milieu des engrais et des matières chimiques qui auraient dû nourrir les camélias, les iris, les lotus et les fleurs de moutarde, mais les forces ont appuyé avec une paille sur le centre de la fleur et maintenant les étamines basculent dans un sens tout à fait imprévu et déchargent dans nos vies toute leur charge de pollen et de haine. Rien ne se passe jamais comme prévu, rien. À chaque fois, les plans sont bouleversés. C’est ça, la vie – et c’est en ce sens que nos vies sont des catastrophes. »
Source : Le Temps
NB : cette vidéo de mars 2021, assez bien faite par ailleurs, donne le chiffre de 1 800 km2 de terrains contaminés par la pollution radioactive. Rappelons que, d'après les chiffres du ministère japonais des Sciences (novembre 2011), il s'agissait de 30 000 km2, et ce uniquement pour le césium 137 et le césium 134, une surface équivalente à 8% du territoire japonais.
SILO
Le silo de Beyrouth, après son explosion le 4 août 2020, photo ©Camille Ammoun
Camille Ammoun ©éditions Inculte
Écrivain remarqué dès ses premiers livres (Prix France-Liban de l'ADELF 2019, Prix Écrire la ville 2020), Camille Ammoun est aussi photographe, comme en témoigne son site Instagram.
On lira notamment de lui Octobre Liban, publié aux éditions Inculte en 2020.
CAMILLE AMMOUN
« Les événements qui se sont déroulés entre le jour de mon érection et celui de mon éventrent sont indicibles. Je ne pourrai tous les aborder ici tant ils sont touffus, complexes et enchevêtrés. Je ne pourrai citer, ni tous les ports, ni tous les marins, ni toutes les marchandises, et encore moins les louches individus, ou les circonstances et autres contingences qui ont contribué, peu ou prou à la succession des faits qui a finalement conduit à la catastrophe où nous sommes aujourd'hui. Je vais cependant essayer d'en relater un certain nombre, peut-être dans le désordre, comme ils me viennent, de manière lacunaire, ou comme je les ai perçus depuis ma minérale objectivité. Il reviendra à d'autres - des individus ou des groupes appartenant à l'espèce humaine, des hommes de bonne volonté - de trouver la vérité. Parce que, j'en suis persuadé, dans toute affaire il y en a une qui n'arrange personne, et qui n'apparaît parfois que des années, voire des décennies plus tard. Cette vérité-là, même factuelle, même incontestable, reste parfois longtemps occultée et classée dans la catégorie des énigmes irrésolues. Elle alimente alors les propos de toutes sortes de charlatans, d'occultistes, de mystériosophes et autres complotantes professionnels qui ont malheureusement aujourd'hui de plus en plus d'adeptes parmi les humains. »
Explosion de Beyrouth : le désastre reconstitué
Source : Médiapart
LA FIN DU MONDE
Superflux, Refuge for Resurgence, Window View ( Sebastien Tiew),
Biennale d'architecture de Venise, 2021,
Source : Superflux
Ersi Sotiropoulos
Ersi Sotiropoulos est une écrivaine grecque, qui a publié plus d'une douzaine de livres de fiction et de poésie.
On lira notamment d'elle Ce qui reste de la nuit (2015), publié en français aux éditions Stock, qui a remporté le Prix Méditerranée Étranger en 2017.
ERSI SOTIROPOULOS
Έρση Σωτηροπούλου
C'était encore le matin, mais déjà deux mendiants avaient pris place devant la boulangerie du quartier : un jeune homme sans bras et une femme voilée avec un bébé enlacé. Assis par terre de part et d'autre de la porte vitrée, ils tendaient des filets invisibles devant chaque client ressortant du commerce. Personne ne se retournait pour les regarder. L'homme était maigre, vêtu d'un marcel blanc, avec des yeux de braise. Ses bras pâles s'arrêtaient un peu en dessous des épaules et, sur la poitrine, il y avait un bout de papier accroché qui disait J'AI FAIM.
Il ne doit pas pouvoir se masturber, pensa M en passant rapidement devant eux, et elle éprouva juste un peu de honte. Vite, elle chassa l'image de son esprit.
Des ombres surgissaient des encoignures et filaient à travers la galerie marchande. Certaines traînaient des sacs d'ordures, de vieilles valises, des caddies de supermarché. Il faisait chaud, très chaud. L'air était dense de poussière. Encore un peu et on aurait dit le Soudan ou, mieux, le Bangladesh. »
MA GRAND-MÈRE, UNE ROSE BLANCHE ET MOI
Beyrouth, deux ans après l'explosion.
Vue aérienne du port et des quartiers alentours dévastés. Au centre, le fameux silo fume toujours.
Fawzi Zabian est un écrivain libanais arabophone : ce texte est le premier de lui paru en langue française. Il se distingue dans son pays par son style littéraire « qui y va sans gants, sans fioritures, dans l’acuité d’un parler libanais établissant un rapport direct avec la réalité. » (Nayla Rached)
On lira notamment de lui, quand un éditeur français bien inspiré se sera décidé à le faire traduire en français, Orwell dans la banlieue sud (Ornwell fi el-Dahiya el-janoubiya), éditions Dar el-Adab, 2017,
Fawzi Zebian
Photo ©Fawzi Zebian
FAWZI ZEBIAN
« Je ne sais pas s'il faut, pour raconter ce qui m'est arrivé, que je rassemble mes fragments. Je ne sais pas s'il existe un lien entre les parties et la possibilité d'un récit.
Je ne me suis jamais penché sur la question, c'est la première fois que je m'éparpille ainsi.
À l'instant de l'explosion, je vole en éclats, dans tous les sens. Mon œil tente de retrouver mon visage, mais il n'y parvient pas et s'immobilise sur celui d'un autre. De mon deuxième œil je vois mes dents, elles qui n'ont jamais quitté ma bouche durant toutes ces années, avancer à l'aveugle sur la terre imbibée de sang, errant et râlant comme quelqu'un mis à la porte, sans préavis, de la maison qu'il a toujours connue. »
Deux ans après l'explosion de Beyrouth
Source : Euronews
LE SANG N'EST PAS UNE COULEUR
The Revolution will not be televized, par l'artiste mural Sun. C
Œuvre effacée par la Mairie de Paris
Makenzy Orcel est un écrivain haïtien, auteur de plusieurs romans et recueils de poèmes, récompensés par de nombreux prix : Prix Thyde Monnier de la Société des gens de lettres, Prix Louis Guilloux, Prix Caraïbes de l’ADELF, Prix Simone et Cino Del Duca de l'Institut de France, etc.
On lira notamment de lui son dernier roman, Une somme humaine, publié chez Rivages en 2022, qui faisait partie des finalistes du prix Goncourt 2022.
MAKENZY ORCEL
« 1.
la nuit où tout a basculé, rien ne semblait réel.
comme presque toutes les autres nuits, constellées de crimes,
corps tirés de leurs lits, traînés vers des ténèbres d'où ils ne revenaient pas. ou rarement.
leur unique chance était de ne pas regarder, ou reconnaître, le visage ni l'odeur de leurs bourreaux, ou prétendre le contraire lorsqu'ils se laissaient exprès observer, en enlevant leur masque. tu n'as pas l'air très heureux de me voir. allez, on va faire un tour, notre chef le souhaite vivement. nuit remuée par la peur, l'angoisse de la promenade sans retour. »
Mazenzy Orcel est né le 18 septembre 1983 à Port-au-Prince en Haïti. Pour avoir un aperçu de Haïti à cette époque, sous la dictature Duvalier, que l'écrivain évoque dans Ce qui nous arrive, on pourra se reporter notamment au reportage d'Olivier Warlin, Merci bon Dieu, en 1982 (57 minutes environ). Source : INA et le site Haïti, lutte anti-impériale
Makenzy Orcel, écrivain : « Le monde est un espace peuplé d'ombres »
Invité de France 24, l'écrivain haïtien Makenzy Orcel parle de la situation « désespérée », pour reprendre le terme de l'ONU, que connaît l'ile caribéenne. Il s'interroge sur le « mépris international » à l'égard de ce pays qui s'enfonce dans la violence des affrontements entre gangs. Source : France 24.
Les auteurs de Ce qui nous arrive tous réunis.
De gauche à droite : Camille Ammoun, Fawzi Zebian, Ersi Sotiropoulos, Charif Majdalani, Makenzy Orcel, Michaël Ferrier
Beyrouth, session clôture du Festival international et francophone du Livre de Beyrouth, 30 octobre 2022