Dans l'œil du désastre : créer avec Fukushima est un livre collectif, avec la participation de : Hervé Couchot, Amandine Davre, Élise Domenach, Bénédicte Gorrillot et Clélia Zernik.
Et les artistes suivants : Aida Makoto, Arai Takashi, Chim↑Pom, Marie Drouet, Fujii Hikaru, Thierry Girard, Kawakubo Yoi, Jacques Kraemer, Hélène Lucien, Bruno Meyssat, Minato Chihiro, Yoann Moreau, Brigitte Mounier, Nawa Kôhei, Ohmaki Shinji, Marc Pallain, Claude-Julie Parisot, Gil Rabier, Sawaragi Noi, Suwa Nobuhiro, Kota Takeuchi, Watanabe Kenichi, Yukinori Yanagi.
On trouvera ci-dessous l'avant-propos du livre et une présentation de chaque entretien.
Couverture : Ohmaki Shinji ©大巻伸嗣
Introduction
LES ARTISTES
SONT
L'ŒIL DU CYCLONE
The New Clear Age (Centrale nucléaire de Fukushima Daini), 2014 ©Kawakubo Yoi
« Tenter, braver, persister, persévérer,
être fidèle à soi-même,
prendre corps à corps le destin,
étonner la catastrophe
par le peu de peur qu’elle nous fait,
tantôt affronter la puissance injuste,
tantôt insulter la victoire ivre,
tenir bon, tenir tête… »
Victor Hugo
« Une œuvre d'art devrait toujours nous apprendre
que nous n'avions pas vu ce que nous voyons. »
Paul Valéry
AVANT-PROPOS
Vendredi 11 mars 2011, en début d’après-midi, la vibration des fenêtres. Dans quelques instants, un séisme de magnitude 9,1 – l’un des plus élevés jamais enregistrés depuis que les instruments de mesure moderne existent – va ébranler le Japon de manière dévastatrice, suivi d’un tsunami pouvant dépasser les 30 mètres, s’infiltrant jusqu’à une dizaine de kilomètres à l’intérieur des terres, saccageant tout sur son passage : en quelques minutes, c’est tout un pays, le Tôhoku (Nord-Est), qui est ravagé, et notamment les trois préfectures de Fukushima, d’Iwate et de Miyagi. Infrastructures, habitations, populations, tout est noyé, balayé, emporté. Enfin, une catastrophe nucléaire déchaînée – quatre explosions dans la centrale, trois fusions de cœurs – qui provoque des rejets radioactifs extrêmement importants, dans l’air, dans la terre et dans la mer, semant la panique jusqu’au plus haut sommet de l’État.
Six cents kilomètres de côtes ravagées, des centaines de milliers de personnes évacuées ou fuyant le pays (le plus grand exode de populations depuis la Seconde Guerre mondiale), et plus de dix-huit mille morts : les pertes humaines sont lourdes, le bilan économique désastreux. C’est le séisme le plus onéreux de l’Histoire. Mais la destruction des écoles, des commerces, des logements, des industries, la dévastation des terres arables et des fermes aquatiques, tout cela n’est rien encore : malgré les sacrifices immenses consentis, toute une partie de la région vit encore aujourd’hui dans la hantise de ce qu’on peut appeler une véritable lèpre radioactive, qui crée des dommages à proprement parler incalculables, à la fois invisibles et irréversibles. L’événement que nous nommons « Fukushima » – et que les Japonais appellent le plus souvent le « 11 mars », désignation dans laquelle le séisme et le tsunami gardent toute leur place, accompagnés d’une catastrophe nucléaire qui n’est toujours pas terminée [1] – a profondément secoué l’archipel japonais et continue d’y imprimer sa marque de manière tangible aussi bien que pernicieuse, spectaculaire et imperceptible.
Aujourd’hui, des murs de béton de 14 mètres de haut censés résister à d’autres tsunamis défigurent le littoral sur plus de 400 kilomètres [2]. Pendant ce temps, des centaines de milliers de tonnes d’eau contaminée, issues des circuits de refroidissement d’une centrale toujours incandescente, continuent de s’accumuler sur le site en voie de saturation, que le gouvernement prévoit de rejeter à la mer un jour ou l’autre, toute honte bue, au grand dam des défenseurs de la nature mais aussi des professionnels du tourisme et de la pêche. De gros sacs noirs remplis de terre radioactive ponctuent le paysage du Tôhoku, lui donnant un aspect sinistre et menaçant. Dix ans après, plus de quarante mille réfugiés du nucléaire ne peuvent ou ne veulent toujours pas rentrer chez eux. La décontamination est un chantier sans fin, à la fois limité géographiquement (on ne peut décontaminer la mer ni les forêts) et interminable dans le temps. Enfin, malgré les mesures sanitaires et les efforts des agriculteurs, le riz, le poisson et les légumes de Fukushima suscitent toujours auprès des consommateurs une grande suspicion : le mal est fait.
[1] À ce sujet, voir le texte très éclairant de la sociologue japonaise Mori Chikako, « De quoi Fukushima est-il le nom ? – Réflexions sur la catastrophe du 11/3 et son exotisation » (2012), paru dans le journal Le Monde sous le titre « Fukushima ne doit pas être le nom du désastre nucléaire ».
[2] Voir le film de Marie Linton, La grande muraille du Japon (Kami Productions/Ushuaia TV, 2018).
The New Clear Age (Centrale nucléaire de Fukushima Daiichi II), 2013 ©Kawakubo Yoi
Devant ce désastre, le monde de l’art a d’abord semblé tétanisé. Confusion, désarroi, sidération : les artistes que nous avons interrogés témoignent presque tous du sentiment d’« impuissance totale » (Chim↑Pom) qu’a d’abord provoqué cette catastrophe à la fois classique (séisme, tsunami) et inhabituelle (nucléaire). Mais après les premiers moments de chaos sont apparus progressivement de multiples signes de résistance et de renouveau. De ce point de vue, les entretiens réunis ici forment un corpus exceptionnel : pour la première fois, des artistes japonais de renommée internationale entrent en dialogue avec des artistes et des chercheurs français, dans leur langue ou dans la nôtre, et disent ce qu’a changé pour eux l’événement du 11 mars 2011, aussi bien dans leur pratique artistique que, de manière plus large, dans ce qu’ils perçoivent de la société japonaise. Ce livre suit deux grands principes : d’abord il ne s’intéresse qu’à des artistes visuels, parce que le sujet de la représentation littéraire ou de la compréhension philosophique de « Fukushima » – qui appellera d’autres développements – a déjà été traité par ailleurs [3], et parce que cette catastrophe, dont une composante essentielle est désormais la contamination radioactive, pose de manière cruciale le problème de sa visibilité. Dès lors, la catégorie « artistes visuels » est une expression commode pour désigner des personnes travaillant tour à tour – et parfois en même temps – dans des domaines aussi variés que la peinture, la sculpture, le cinéma, la vidéo ou la photographie, les installations et même le théâtre, tous ayant affaire, sur des supports variés et de manière parfois très différente, au problème toujours central de la représentation (représentation artistique, cinématographique, photographique, théâtrale). Sans prétendre à l’exhaustivité, l’ensemble que nous présentons aujourd’hui donne à voir et à entendre, avec une acuité et dans une extension inédites jusqu’à présent, ceux que l’on nomme parfois les artistes de « la génération Fukushima ».
Le deuxième principe est de laisser la parole aux artistes eux-mêmes : il s’agit de réfléchir à partir d’exemples concrets, et en tendant l’oreille aux créateurs, sur ce que Fukushima fait au monde de l’art et, par-delà, au monde lui-même. Notre livre s’ouvre donc avec dix artistes japonais (« Paroles d’artistes »), interrogés par Amandine Davre, Clélia Zernik et moi-même. Venus d’horizons variés (Tokyo, Niigata, Gifu, Osaka, Tolède, Kawasaki, Hyôgo, Fukuoka), ayant vécu à l’étranger ou bien au contraire n’ayant jamais quitté le Japon, travaillant avec des techniques et des matériaux très divers, ces artistes offrent une palette relativement large d’opinions et de sensibilités qui aident à saisir la complexité du phénomène, mais aussi l’ampleur des transformations qu’il a suscitées ou des mutations qu’il a accélérées. Pour mieux les mesurer, nous y avons adjoint un entretien avec un célèbre critique d’art japonais, Sawaragi Noi, « Du monde flottant au monde tremblant », qui permet de saisir Fukushima dans son optique propre et non uniquement à partir d’une perspective française, européenne ou occidentale.
[3] Voir Penser avec Fukushima, sous la direction de Christian Doumet et Michaël Ferrier, Nantes, Éditions nouvelles Cécile Defaut, 2016.
The New Clear Age (Ottozawa II – centrale nucléaire de Fukushima Daiichi I), 2013 ©Kawakubo Yoi
Une série de photographes s’interroge ensuite sur les différents moyens possibles pour « donner à voir Fukushima », entre les « exercices de soustraction » de Thierry Girard, les « ratages » (splendides) de Minato Chihiro et les « chronoradiogrammes » d’Hélène Lucien et Marc Pallain, qui entendent chacun à sa manière « révéler l’invisible » de la catastrophe ou, à tout le moins, en trouver un équivalent photographique (« Paroles de photographes »). Les mêmes questions se retrouvent ensuite posées par des cinéastes (« Paroles de cinéastes ») : qu’ils soient documentaristes (Gil Rabier, Claude-Julie Parisot, Watanabe Kenichi), ou à mi-chemin entre le documentaire et la fiction (Suwa Nobuhiro, interrogé par Élise Domenach [4]), tous oscillent significativement entre le désir de « Filmer Fukushima » et le constat – tout à la fois impossible et stimulant – qu’il faut apprendre à « Filmer ce qu’on ne peut pas filmer ».
Enfin, la dernière partie aborde un domaine trop peu mis en valeur : celui de la représentation de Fukushima au théâtre (« Paroles de dramaturges »). En quoi l’accident nucléaire de Fukushima renouvelle-t-il la lecture des mythes et dialogue-t-il à distance avec les Tragiques grecs ? Comment les dramaturgies contemporaines peuvent-elles nous aider à comprendre les catastrophes et particulièrement ce qui se passe à Fukushima ? De quelle manière, à quelles conditions et dans quelles limites, le théâtre d’aujourd’hui peut-il être un théâtre politique ? Brigitte Mounier (Compagnie des Mers du Nord), Jacques Kraemer (Compagnie Jacques Kraemer, interrogée par Bénédicte Gorrillot), Yoann Moreau (Compagnie Jours Tranquilles) et Bruno Meyssat (Compagnies Théâtres du Shaman), qui ont tous quatre proposé des représentations de Fukushima sur des scènes variées (Avignon, Lausanne, Montreuil, Paris…), rappellent la place centrale du théâtre dans la réflexion sur les rapports entre l’art et la démocratie.
[4] Voir Élise Domenach, Fukushima en cinéma. Voix du cinéma japonais, The University of Tokyo center for Philosophy, Uehiro-booklet, vol. 10, 2015.
The New Clear Age (Monju), 2011 ©Kawakubo Yoi
Monju est le nom du réacteur à neutrons rapides de la centrale nucléaire de Tsuruga
Pour conclure, le philosophe Hervé Couchot propose un court essai sur ce qu’il nomme « l’inesthétique » de Fukushima : dépassant la seule problématique de la représentation de l’invisible (qui, pour importante qu’elle soit, n’est pas la seule ni peut-être la plus féconde pour parler de Fukushima), il en vient à questionner le rôle du spectateur et le statut même de l’œuvre d’art au temps de Fukushima : « qu’est-ce qu’une œuvre d’art imprésentable et qui ne peut être vue par personne du point de vue des conditions de possibilité d’une esthétique ? Peut-elle être encore qualifiée d’œuvre d’art ? »
Tels sont les questionnements parfois vertigineux auxquels nous conduit « Fukushima ». Les artistes sont, on le sait, des sismographes particulièrement sensibles : face à la triple catastrophe de Fukushima, ils jouent résolument avec d'anciennes frontières, qu'ils contribuent à remettre en question, de vieilles oppositions binaires qui structurent encore trop souvent notre horizon épistémologique, entre la documentation et la fiction, le travail personnel et l’action collective, le domaine artistique et le champ scientifique. Cette interrogation sur les valeurs et les usages de l’art, et sa place dans un monde de plus en plus « catastrophé », fait écho à des questions qui travaillent le contemporain bien au-delà des frontières de l'art, et que vient de poser à nouveau la pandémie de Covid-19 : celles de l'expertise scientifique, du diagnostic médical ou de la représentation politique par exemple. Entre la repolitisation de la sphère artistique (partielle, variable, mais indéniable), ses nouveaux modes de narration ou d’exhibition, sans oublier ses modalités de financement, en lien avec sa lutte renouvelée contre les différentes formes de censure qui font apparaître des modèles alternatifs (financement participatif, artiste-curateur, artiste-entrepreneur, artiste-chercheur, artiste-éducateur), ils nous invitent à penser l’art au niveau de sa création mais aussi de sa diffusion et de son exposition, étranges termes polysémiques, pouvant renvoyer aussi bien à l’art qu’à la radioactivité, et à repenser à la fois ses modalités de présentation, de circulation et de participation.
Une dernière remarque, mais non la moindre : insistons pour finir sur la beauté de nombre de ces œuvres, dont on pourra se faire une idée grâce aux 125 illustrations que nous proposons dans ces pages. C’est un grand herbier d’images, qui suscite à la fois la réflexion et la délectation. Qui a vécu dans les régions tropicales le sait : il existe, au cœur des pires cyclones, une zone de vents calmes et de temps éclatant, troublée occasionnellement par quelques rafales, mais où il n’y a pas de précipitations et où le ciel bleu est visible à travers le voile radieux des nuages. Phénomène singulier : on l’appelle l’œil du cyclone. Les artistes sont l’œil du cyclone. Vents violents, pluies torrentielles, vagues dévastatrices se déchaînent tout autour : ils restent calmes dans la tourmente et font apparaître, au centre de la circulation cyclonique, une zone provisoire de discernement et d’émerveillement, d’autant plus délicate qu’elle est fragile, d’autant plus précieuse qu’elle est précaire.
PAROLES D'ARTISTES
« Il y a beaucoup de restrictions depuis le 11 mars. Même les musées ont commencé par mettre en place des formes de censure envers l’art. Avant, en ce qui concerne la liberté d’expression, le Japon se trouvait environ à la 10e place ; maintenant, on se trouve aux environs de la 70e : c’est une chute énorme ! Il y a des choses qu’on n’a plus le droit de dire. »
Chim↑Pom
Les six membres de Chim↑Pom, 2019 ©Chim↑Pom, Photo Yamaguchi Seiha
Chim↑Pom : Le clou qui dépasse
« Je pense qu’il y a beaucoup de restrictions depuis le 11 mars. Même les musées ont commencé par mettre en place des formes de censure envers l’art. Avant, en ce qui concerne la liberté d’expression, le Japon se trouvait environ à la 10e place ; maintenant, on se trouve aux environs de la 70e : c’est une chute énorme ! Il y a des choses qu’on n’a plus le droit de dire. Un exemple concret : nous sommes allés au Bangladesh pour participer à la Biennale d’art asiatique ; lors des présentations, notre parole devait sortir directement, spontanément, avec notre énergie. Mais quand il y a eu des mots-clefs comme hôshanô (« radioactivité »), et tout ce qui concerne le nucléaire, mais aussi kitachôsen (« la Corée du Nord »), ianfu [esclaves sexuelles de l'armée impériale japonaise]… : tous ces mots-clefs ont été censurés. On nous a dit que les musées n’acceptaient plus ce genre de mots, le sponsor qui était présent pour le Japon nous a dit : « Non, vous ne pouvez pas utiliser ces mots-là ».
(...) Pour beaucoup, Chim↑Pom est « le clou qui dépasse ». Deru kugi ha utareru : c’est une expression japonaise qui signifie : « le clou qui dépasse, on lui tape dessus… ». Sauf que maintenant, le clou Chim↑Pom est tellement sorti…»
Electric Poles, Crows and Others, photo - Miyajima Kei Collection du Mori Art Museum, Tokyo ©Aida Makoto
Courtesy of Mizuma Art Gallery
Aida Makoto : danser sur un volcan
« Vous avez dit que je dansais sur un volcan : je ne suis pas une personne aussi audacieuse. Par contre, pour ce qui est de la description nietzschéenne de Bacchus/Dionysos, et sa contrepartie apollonienne, je pense qu’Apollon y représente une figure très constructive et positive : il y a beaucoup d’artistes du type apollonien, comme les architectes par exemple, qui s’occupent de construire des villes… Malheureusement, je ne suis pas ce genre de personne ! Je dirais plutôt que je suis du genre Dionysos : je suis décontracté, je préfère les choses qui ne sont pas strictes, pas carrées… Et je ressens du plaisir quand je vois des choses sublimes qui se détruisent.
(...)
C’est Mishima qui m’a appris Nietzsche. Et Bataille aussi. Mishima lui aussi avait ce côté chaud, dionysiaque, énergique. En même temps, il faisait partie de l’élite : il a fait une très bonne école [Gakushûin], ensuite il est entré au ministère des Finances, ce qui le mettait sur la voie pour devenir le premier ministre du Japon. Il le pouvait, s’il le voulait. Il a changé de voie, il a dérivé pour devenir auteur et artiste. C’était un haut fonctionnaire, et un haut fonctionnaire, c’est un peu Apollon : le type parfait ! Mais je pense que c’est parce qu’il était vraiment du type dionysiaque qu’il a voulu se battre contre le gouvernement, contre le pays lui-même. Moi, de mon côté, je suis peut-être du type Dionysos, mais à une échelle plus petite. »
Photo : Courtesy of Mizuma Art Gallery
Liminal Air – Space-Time, 2015, tissu, ventilateur, lumière, photo - Shinji Ohmaki Studio
Exposition Simple Forms- Contemplating Beauty, Mori Art Museum, Tokyo, Japo
©Ohmaki Shinji
Ohmaki Shinji :
Le tremblement des valeurs
Clélia ZERNIK : J’interprète toujours Liminal Air – Space-Time comme une menace qui plane, parce qu’il y a ce voile, quelque chose de très fluide, qui est là mais pas complètement là, comme un fantôme menaçant, mais aussi comme une présence.
OHMAKI Shinji : On peut l’interpréter comme un fantôme mais il faut tenir compte du contexte, un espace sans murs où quelque chose apparaît et disparaît, comme un phénomène naturel. Pour moi, le lieu est très important, et la spécificité de chaque espace. À chaque fois qu’on expose l’œuvre, je ne veux pas que ce soit uniquement une répétition de ce qui a déjà été fait, comme dans un programme déjà décidé et qu’on va reproduire à l’identique, mais je me demande toujours où et de quelle manière je peux introduire du changement. Comme dans la vie, car la vie est aussi quelque chose qui change tout le temps.
(...) Je n’ai pas d’image bien arrêtée du tremblement de terre mais je ressens plutôt le tremblement de mes propres valeurs. Quand j’ai subi ce tremblement de terre, j’étais dans un bâtiment très haut et j’ai essayé de transporter mes œuvres dans ce bâtiment, mais ça tremblait énormément ! Ce n’est pas très clair, mais je sens que j’ai gardé quelque chose de cette expérience, quelque chose en rapport avec le tremblement des valeurs elles-mêmes. »
Photo : Paul Barbera / where they create
Nawa Kôhei, Foam, 2018, installation, photo Omote Nobutada | Sandwich,
Exposition Fukami ‒ une plongée dans lʼesthétique japonaise,
Courtesy of Hôtel Salomon de Rothschild, Paris
Nawa Kôhei :
Éloge de la cellule
« Toute ma sculpture est fondée sur la notion de cellule. Je me suis demandé quand la vie avait commencé dans l’univers, et j’ai pensé que tout provenait d’une petite particule ou, je ne sais pas, de l’eau, avec le tonnerre, la température, de la matière, le tout devenant une cellule. Nos cellules, en tant que structures, sont des sortes de bulles : à l’intérieur, nous conservons de l’eau, des protéines et de l’énergie. Nous mangeons, nous inhalons l’air autour de nous : nous vivons dans des cycles d’énergie. Et cette cellule, tout comme une bulle, est en expansion. J’ai donc pensée que la vie tout entière est connectée à la structure de la cellule, qui contient aussi de l’information, comme l’ADN. Cette information est perpétuellement mise à niveau par notre façon de survivre dans l’univers.
(...) Les radiations, comme la gravité, sont invisibles. Mais elles sont importantes dans l’univers et elles ont beaucoup de conséquences pour nous : par exemple dans le processus de mise à jour de l’ADN. Cependant, si elles sont trop fortes, elles cassent les cellules, nous devons donc être prudents à ce sujet. Le soleil aussi produit des radiations, il est la cause de la gravité, et il nous apporte la lumière : toutes ces choses sont importantes, je crois. »
Photo : Omote Nobutada, Courtesy of Sandwich
« En Europe,
il n’y a pas de tremblement de terre dès qu’on passe le nord des Alpes :
or, selon moi, c’est au nord des Alpes
que la naissance des beaux-arts a eu lieu.
Voilà :
s’il y a des tremblements de terre,
il n’y a pas de beaux-arts. »
Noi Sawaragi
Idéogramme de "Bijutsu"
(les "Beaux-Arts")
Noi Sawaragi :
Du monde flottant au monde tremblant
« Pour moi, le 11 mars a été avant tout le point de départ d’une réflexion sur l’histoire de l’art japonais. Le Japon a été confronté à la modernisation au XIXe siècle : à ce moment, on a emprunté le terme de « bijutsu », qui est censé signifier « l’art » à proprement parler. Ce terme n’existait pas au Japon : il a été traduit de l’allemand, où il a une signification à peu près équivalente.
(...)
Or, quand on a emprunté ce terme de « beaux-arts », on n’imaginait pas vraiment que notre archipel était constitué de quatre îles élémentaires, qui bougent perpétuellement et font qu’on ne peut pas échapper non plus à des tremblements dans l’interprétation de la réalité. En Europe, il n’y a pas de tremblement de terre dès qu’on passe le nord des Alpes : or, selon moi, c’est au nord des Alpes que la naissance des beaux-arts a eu lieu. Voilà : s’il y a des tremblements de terre, il n’y a pas de beaux-arts. »
Photo : Sawaragi Noi
If the radiance of a thousand suns were to burst at once into the sky I, II et III, 2014-2016 ©Kawakubo Yoi
Kawakubo Yoi :
L'art peut sauver le monde
« Avez-vous lu la série originale de bandes dessinées Nausicaä de la vallée du vent de Miyazaki Hayao ? (...) Dans le manga, Nausicaä, l’héroïne, est à la recherche de l’origine de la contamination dans un avenir fictif post-apocalyptique, où la civilisation a été réduite à la périphérie de la terre, en raison d’une « forêt » fortement polluante qui expulse des fumées toxiques et tue les êtres humains. Nausicaä, portant un masque de protection, pénètre dans la forêt, afin d’atteindre son centre. Elle réalise progressivement qu’en fait, les émanations mortelles résultent de la forêt elle-même, qui se nettoie de la contamination du sol et que, dans ce processus qui prend des siècles, le centre de la forêt devrait déjà être complètement décontaminé. Cependant, quand, après un long voyage, elle arrive près du centre de la forêt, Nausicaä réalise que l’air décontaminé est trop pur pour être respiré par les humains qui ont déjà adapté leur organisme à l’air toxique, et que respirer de l’air non contaminé pourrait les faire saigner, et même mourir. La contamination, c’était déjà eux, les êtres humains eux-mêmes. »
Photo : ©Kawakubo Yoi
« La contamination, c’était déjà eux,
les êtres humains eux-mêmes. »
「風の谷のナウシカ」 Nausicaä de la Vallée du Vent, Miyazaki Hayao
Arai Takashi :
Le daguerréotype : une ancienne technique et un nouveau langage
« En voyageant à Fukushima et sur d'autres sites nucléaires aux États-Unis et au Japon, j'ai progressivement commencé à penser que la physique nucléaire était déjà devenue une nouvelle mythologie de notre époque que l’on appelle « l'Ère atomique ». La radioactivité est invisible et certains radio-isotopes perdurent des milliards d'années. Sur le site de traitement de déchets nucléaires d’Onkalo, les Finlandais se demandent maintenant comment garder l’installation pendant 100 000 ans et avertir les personnes qui y vivront du danger des déchets nucléaires. C’est au-delà de notre imagination, c’est donc une mythologie. Ma question est la suivante : quel genre de langage convient à l'ère de la nouvelle mythologie ? Il n'y a pas de réponse claire, mais je pense que le daguerréotype est le meilleur outil jusqu'à présent pour moi, en raison de sa durabilité et du lien émotionnel et intime qui peut être établi entre l'image et le spectateur. »
Photo ©Anton Orlov/Arai
PAROLES D'ARTISTES
« Ma question est la suivante : quel genre de langage convient à l'ère de la nouvelle mythologie, « l'Ère atomique » ?
Il n'y a pas de réponse claire, mais je pense que le daguerréotype est le meilleur outil jusqu'à présent pour moi, en raison de sa durabilité et du lien émotionnel et intime qui peut être établi entre l'image et le spectateur. »
Arai Takashi
Maira et Leona à 13 ans, Hiroshima, daguerréotype 13 x 19 cm, 2016
©Arai Takashi, courtesy of the artist
Fujii Hikaru :
Fukushima : notre histoire
« En fait, nous sommes, en tant qu’artistes, dans un paradoxe complexe : quand on présente une œuvre sur le tremblement de terre, sur Fukushima, notre œuvre même accélère l’oubli. C’est contradictoire par rapport à ce qu’on essaie de faire : ne pas oublier, essayer de réfléchir ensemble. Mais cette action même a un effet pervers : elle transforme l’évènement en Histoire. C’est une contradiction que je dois accepter et sur laquelle je dois réfléchir. (...) La forme artistique doit donc réussir à ouvrir une audience, et pour cela changer dans son expression même. Ce n’est pas du populisme, c’est une recherche : ce que je dois faire aujourd’hui, c’est ne surtout pas décrire Fukushima comme une ville de l’altérité. Beaucoup de représentations de Fukushima, c’est toujours : « oui, c’est une histoire de Fukushima ». C’est-à-dire : ce n’est pas nous, c’est l’autre. Mais en ce qui me concerne, ma tentative, c’est de montrer qu’en fait, ce n’est pas leur histoire, c’est aussi notre histoire. »
PAROLES D'ARTISTES
« La forme artistique
doit donc réussir à ouvrir une audience,
et pour cela changer dans son expression même.
Ce n’est pas du populisme, c’est une recherche : ce que je dois faire aujourd’hui,
c’est ne surtout pas décrire Fukushima comme une ville de l’altérité.
Project Fukushima !, film, 2011 ©Fujii Hikaru
Beaucoup de représentations de Fukushima, c’est toujours :
« oui, c’est une histoire de Fukushima ».
C’est-à-dire : ce n’est pas nous, c’est l’autre.
Mais en ce qui me concerne, ma tentative, c’est de montrer qu’en fait,
ce n’est pas leur histoire, c’est aussi notre histoire. »
Fujii Hikaru
Takeuchi Kota :
Le doigt pointé sur Fukushima
« En août 2011, un travailleur de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi pointe du doigt une caméra en streaming live sur le site de la centrale. À cette époque, je travaillais moi aussi à la centrale pour TEPCO. Je connaissais cet homme et j’ai enregistré la scène sur mon ordinateur portable. À cette époque, les médias ne menaient pas d’investigations sur place. Cette vidéo a commencé à faire l’actualité et s’est propagée sur le Net. Ensuite, le travailleur en question a fait un site internet, où il écrivait ses propositions pour améliorer l’environnement de travail des ouvriers de la centrale.
L'invisibilité sur laquelle je voudrais réfléchir, c’est celle des activités sociales des êtres humains et des problèmes qui se produisent dans notre for intérieur (...). (Ainsi, le « Travailleur au doigt pointé » a également touché la difficulté de voir les problèmes du monde du travail). Si les problèmes variés qui se produisent lors d'une catastrophe pouvaient devenir une fenêtre ouvrant à la possibilité de se connecter au-delà des frontières, je pense que les expressions touchant au thème de l’accident nucléaire ne seraient pas compréhensibles uniquement dans un contexte microscopique, mais auraient alors une signification beaucoup plus large. »
Août 2011 : l'homme au doigt pointé sur Fukushima
Source et remerciements : Automaton Pokemon
Yanagi Yukinori :
Dans l'œil de Godzilla
« Je ne sais pas si vous connaissez cette histoire de Godzilla : il a été créé par les essais nucléaires américains et il est donc aussi relié au scandale de Hiroshima. Il émerge de l’océan Pacifique, cela veut aussi dire qu’il transporte avec lui toutes les âmes des personnes qui sont mortes dans l’océan Pacifique pendant la guerre. Et il attaque Tokyo. C’est une métaphore.
(...) Les yeux de ces personnes mortes fusionnent en un unique œil, énorme, celui de Godzilla. Les yeux des morts signifient l’Histoire elle-même et l’Histoire est toujours recréée par les vivants. Si vous voulez connaître la vraie Histoire, vous devez étudier profondément et décider ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Les raisons pour lesquelles j’utilise des miroirs dans mes œuvres, c’est pour regarder à l’intérieur de vous-même, parler aux morts et comprendre l’Histoire.
Photo ©Road Izumiyama
1954 : dans le premier Godzilla, de Ichirô Honda,
le monstre attaque Tokyo avec son souffle atomique
Source et remerciements : Turner Classic Movies
(...) Si vous voulez connaître l’Histoire réelle, vous ne pouvez pas éviter la communication avec les morts. Nous devons voir le monde depuis leur perspective. C’est pourquoi j’ai incorporé la maison de Mishima et ces deux miroirs, pour rappeler l’esprit de Mishima, ou son fantôme si vous préférez, pour entrer en communication avec lui.»
Solar Rock (2008), installation réalisée par Yanagi à partir de pièces de la maison de l’écrivain Mishima Yukio
et de scories de granite prélevées sur l’île d'Inujima ©Yanagi Studio
Thierry Girard :
La photographie comme « exercice de soustraction »
« La question cruciale, quand on se retrouve face à ce genre de situation, c'est qu'on dispose de tellement d'éléments, de tellement d'informations qu’on ne sait plus comment faire : par où commencer ? Faut-il tout montrer ? Alors que la photographie, en fait, est un exercice de soustraction. À la fois par rapport au contexte général : comment faire un tri visuel lorsqu’il y a un trop-plein d’informations ? Et par rapport à la fabrication de chaque image : comment dire le plus avec le moins ? Comment être elliptique ? Comment ne pas rajouter l’élément de trop qui fait basculer une photographie dans quelque chose de bavard ou d’anecdotique ? Comment donner à deviner et pas simplement à consommer de la réalité en-veux-tu-en-voilà ? Comment laisser la place à l’Imaginaire, y compris dans un travail de type documentaire ? »
Source : Photos anciennes d'autrefois
PAROLES DE PHOTOGRAPHES
« La question cruciale,
face à ce genre de situation,
c'est qu'on dispose de tellement d'éléments, de tellement d'informations
qu’on ne sait plus comment faire :
par où commencer ? Faut-il tout montrer ?
Alors que la photographie, en fait, est un exercice de soustraction. »
Thierry Girard
Panneaux pour les élections municipales sur un paysage décimé par le tsunami, Otsuchi, 28/8/2011
©Thierry Girard
Minato Chihiro :
« Ce qu'a changé Fukushima, c'est le sens de l'instant »
« Je pense souvent à une exposition sur Pompéi qui a eu lieu à Tokyo, et je me demande : si Pompéi était venu à nous non pas par l'éruption du volcan, mais uniquement par les ruines, est-ce qu'on lui accorderait la même attention ? Il le faudrait, je pense. Nous sommes dans une situation inverse de Pompéi : c'est-à-dire que notre village est en ruines pour 2 000, pour 4 000, voire pour 24 000 ans…
Ce qu'a changé Fukushima, à mon avis, pour moi en tant que photographe, c'est le sens de l'instant. Jusque là j'ai pensé l'instant, comme Thierry Girard, Marc Pallain et Hélène Lucien, comme une durée très courte, un petit espace de temps, 1/250e ou 1/500e de seconde par exemple. Mais maintenant, l'instant est plus long. La demi-vie est une horloge où le « maintenant » n’est plus un instant, mais un temps très long : notre « maintenant » porte en lui demain, il porte en lui 10 ans, et plus encore. Comme le rappelait ce matin Michaël Ferrier, en citant Ulrich Beck : « Toutes les victimes de Fukushima ne sont pas encore nées. » Quand naîtront-elles ? Peut-être dans 4 000 ans…
Aujourd’hui, les habitants de Pompéi, c’est nous. »
Source : Tama Art Univ.
PAROLES DE PHOTOGRAPHES
« Aujourd'hui, les habitants de Pompéi,
c'est nous.»
Minato Chihiro
Futaba-cho, préfecture de Fukushima, 2019,
une boîte aux lettres fermée depuis 2011
©Minato Chihiro
Marc Pallain :
L'image manquante
« L'univers artistique dans lequel on s'est situés, avec Hélène – puisque c'est un travail à quatre mains, un duo – est en effet un univers qui prend naissance dans la science. J'ai d'abord été mathématicien, j'ai enseigné en école d'architecture et je me suis beaucoup intéressé aux géométries. (...) Hélène est aussi mathématicienne : elle a fait des études de mathématiques, puis les beaux-arts. C'est un travail expérimental avec, au cœur de notre sujet, une expérience qui mêle art et science — mais c'est un travail artistique.
(...) En fait, lorsqu'on a discuté avec les habitants de ces zones, on s’est aperçu que ce qu'il leur manquait, c’est qu’ils ne savaient pas ce que c'est que la radioactivité, on ne le leur disait pas. La radioactivité, comme l'a dit Ôe Kenzaburô, vient du militaire : il y a donc une culture du secret, on n'informe pas la population, elle est manipulée, elle est baladée, elle ne comprend pas. Sur place, tous ceux qui s'organisent et qui font des choses, eh bien en fait, il leur manque quelque chose, il leur manque une image. Je voudrais paraphraser le titre du film magnifique de Rithy Panh, L'image manquante : l'image manquante, c'est celle de la radioactivité. Notre projet a justement consisté à la rendre visible. »
Hélène Lucien :
« une image de quelque chose »
« En ce qui concerne la chronoradiographie, c'est le temps d'exposition qui décide du degré de révélation. Cela nous donne la perception d'une réalité que nous ne percevons pas habituellement, et c'est par ce dialogue avec les photos numériques qu'on se pose la question de notre connaissance du monde. Il est alors intéressant de voir l'écart entre notre connaissance du monde et cette réalité perçue, qui de toute façon exige d'être reconnue comme une image de quelque chose. »
©Marc Pallain
©Hélène Lucien
PAROLES DE PHOTOGRAPHES
« Sur place, tous ceux qui s'organisent et qui font des choses, eh bien en fait, il leur manque quelque chose,
il leur manque une image.
Je voudrais paraphraser le titre du film magnifique
de Rithy Panh, L'image manquante :
l'image manquante, c'est celle de la radioactivité.
Notre projet a justement consisté à la rendre visible. »
Marc Pallain
Chronoradiogramme Katsurao, route de Namie, préfect. de Fukushima, 2012
Radioactivité : de 27,3 à 38,8 µSv/h © Hélène Lucien / Marc Pallain
«Il est alors intéressant de voir l'écart
entre notre connaissance du monde et cette réalité perçue,
qui de toute façon exige d'être reconnue
comme une image de quelque chose. »
Hélène Lucien
Chronoradiogramme Akaugi, préfecture de Fukushima 2012
Radioactivité : de 17,8 à 31,5 μSv/h © Hélène Lucien / Marc Pallain
Michaël Ferrier :
« Fukushima fait trembler les frontières du temps »
« Il est tout à fait étonnant de constater que, dans le cas d’Arai avec le daguerréotype, comme dans le vôtre (Marie Drouet) avec la technique au sel, on a recours à des formes anciennes, voire archaïques, de la photographie. Comme si la catastrophe de Fukushima, dans ses implications les plus modernes, avait rouvert la voie à d’anciens modes de perception, de représentation ou de réalisation, dont on avait un peu perdu de vue jusque là le potentiel créateur. C’est une des leçons de la catastrophe : le « progrès », ou ce que nous désignons comme tel, ne passe pas forcément par une trajectoire linéaire toujours tendue vers l’accumulation ou le dépassement : il peut aussi se concrétiser par le retour à des formes et à des techniques ancestrales, reprises et retravaillées selon des modalités inédites ou dans une perspective inouïe. Quand on voit les daguerréotypes d’Arai, on se dit qu’on est en face d’une œuvre incroyablement moderne. Quand on voit les bâtiments éventrés de la centrale, qui fuit de partout, et le ballet des décontaminateurs qui grattent le sol à la pelle et au râteau comme de simples terrassiers, on se dit qu’on est en face d’une vieillerie technologique presque cocasse dans sa vétusté même, symbole de manières de penser poussiéreuses qui ont atteint sous nos yeux, le 11 mars 2011, leur date de péremption. Fukushima fait d’une certaine manière trembler, en art comme ailleurs, les frontières de ce qui est ancien ou moderne, vieux ou neuf, nouveau ou dépassé. »
©Francesco Gattoni
PAROLES DE PHOTOGRAPHES
« C’est une des leçons de la catastrophe : le « progrès »,
ou ce que nous désignons comme tel, ne passe pas forcément par une trajectoire linéaire toujours tendue vers l’accumulation ou le dépassement :
il peut aussi se concrétiser par le retour à des formes
et à des techniques ancestrales, reprises et retravaillées selon des modalités inédites
ou dans une perspective inouïe. »
Michaël Ferrier
Hirono-cho, après le tsunami de 2011 :
l'horloge arrêtée à l’heure du séisme © Minato Chihiro
Gil Rabier :
Des particules et des hommes : « Filmer le particulier »
« On ne prétend pas être exhaustif, on ne traite pas de la radioactivité dans son ensemble ni de la politique énergétique du Japon, on n’explique pas le fonctionnement d’une centrale et on donne encore moins de cours de radioprotection. Le film Des particules et des hommes se veut modeste, il se pose à quelques endroits et regarde ce qui se passe : un laboratoire, le jardin d’une vieille dame, où chacun mesure à sa façon, avec sa logique du moment. Nous étions à la recherche d’un ici et d’un maintenant. Nous insistons sur le particulier : les personnages du film sont filmés dans leur particularité. Ils parlent pour eux, ils ne symbolisent pas, ce ne sont pas des héros, ils ne sont pas caricaturés dans cette voie par nos images. Les femmes et les hommes que nous filmons ne font rien de spectaculaire. On pourrait faire l’hypothèse que c’est le particulier qui devient extraordinaire à Fukushima. Il faut apprendre à le voir, à le regarder avec l’aide de prothèses, des instruments qui comptent les particules ou bien avec l’aide d’un scientifique qui est sur place et vous accompagne dans ce monde radioactif. »
©Gil Rabier
Claude-Julie Parisot :
Des particules et des hommes : « Filmer l'éclatement »
« J'avais cette ambition, et sans doute cette prétention, de filmer cette machine assez étonnante et d'essayer de rendre compte en la filmant de cette espèce d'entreprise complètement absurde de décontaminer, d'enlever de la terre, de la mettre dans des sacs, de stocker les sacs... Encore une fois, ce monde sous pollution radioactive nous bombardait d'informations, de situations complètement nouvelles, inédites – tout était nouveau, mais d'une terrible façon. Cela m'a pris du temps pour comprendre pourquoi j'avais autant de mal, construire ce regard et pouvoir enfin, toujours aussi bouleversés mais d'une façon très profonde, avancer et filmer petit à petit des choses simples : les paysages, les villes, les gens, essayer de rendre compte de cet éclatement, de cet éclatement des communautés, des familles, des territoires…
©Claude-Julie Parisot
PAROLES DE CINÉASTES
Décontamination dans la région de Fukushima : stockage des sacs remplis de terre radioactive
©Des particules et des hommes, Gil Rabier et Claude-Julie Parisot
« On pourrait faire l’hypothèse que c’est le particulier qui devient extraordinaire à Fukushima.
Il faut apprendre à le voir, à le regarder avec l’aide de prothèses,
des instruments qui comptent les particules ou bien avec l’aide d’un scientifique qui est sur place
et vous accompagne dans ce monde radioactif. »
Gil Rabier
Watanabe Kenichi :
« Pour filmer Fukushima, tous les paysages doivent être beaux »
« - De mon point de vue, pour filmer Fukushima, le paysage, tous les paysages doivent être beaux.
- David Collin : Pourquoi donc ?
- Pour exprimer, par exemple, la radioactivité invisible, il faut exprimer la beauté du cerisier... : normalement, il y a plein de monde à cette saison-là pour adorer les fleurs. Mais à Fukushima, il n'y a plus personne en-dessous. »
Souce capture d'écran : Public Sénat
Le grand cerisier qui ouvre le film Le Monde après Fukushima, 2013
©Watanabe Kenichi
Michaël Ferrier :
« Pour montrer ce qu’on ne peut pas voir, il faut accepter d’aller très loin dans les détails, retrouver une forme de sensibilité aiguë, animale... »
« Pour montrer ce qu’on ne peut pas voir, il faut accepter d’aller très loin dans les détails, retrouver une forme de sensibilité aiguë, animale, aussi bien à ce qui nous entoure qu’à ce qui est loin de nous. La musique, le montage ou encore une trouvaille visuelle peuvent nous y aider… Je pense par exemple au magnifique Into Eternity de Michael Madsen (2010), qui porte sur Onkalo, le site finlandais prévu pour accueillir des déchets nucléaires pour une durée illimitée, sans qu’on sache comment ces déchets vont interférer avec la roche, mais aussi comment nos civilisations elles-mêmes pourront gérer ce problème avec les années : on parle ici en dizaines, en centaines, en milliers d’années. Pour faire saisir ces échelles de temps quasi-inimaginables, Michael Madsen a cette idée géniale de faire brûler dans ses doigts une allumette en parlant face caméra. Cela replace tout de suite le spectateur dans un jeu de temporalités extrêmement clair et subtil à la fois : il y a d’un côté le temps des déchets nucléaires de haute activité, quasi-illimité, et de l’autre notre vie à échelle humaine, ou même la vie de plusieurs générations, qui file littéralement comme la poudre… L’image est très belle visuellement, mais également très forte et très parlante : on comprend quasi physiquement la menace et que nous sommes en train de nous y brûler les doigts. »
©Catherine Hélie/Gallimard
Extrait du film Into Enternity de Michael Madsen (2010)
Suwa Nobuhiro :
« Filmer ce qui n'est pas filmable »
« En tant que cinéaste, je m’étais demandé si je devais filmer la catastrophe. De nombreux cinéastes se sont précipités à Fukushima : pour ma part, j’ai fait le choix de ne pas y aller. Parce que l’important n’est pas de filmer ce qui est filmable, mais comment filmer quelque chose qu’on ne peut pas filmer, qu’on ne peut pas voir. En allant à Fukushima juste après la catastrophe, on pouvait avoir l’impression qu’on était en train de filmer quelque chose. Mais on ne pouvait rien filmer à Fukushima. On pouvait capter des traces, mais le paysage, la situation paraîtront banals. Au contraire, comme on ne voit plus rien aujourd’hui, il devient possible de chercher quelque chose avec la caméra ; de filmer ce qui n’est pas filmable. »
Affiche japonaise du film Kaze no denwa de Suwa Nobuhiro (2020)
©The Phone of the Wind Film Partners
FUKUSHIMA
AU THÉÂTRE :
PAROLES DE DRAMATURGES
Brigitte Mounier, Fukushima, Terre des cerisiers :
« Tout théâtre est politique »
« Tout théâtre est politique. L’essence même du théâtre est de dire la place de l’homme sur cette planète, dans la société. Et quel qu’en soit son contenu ou sa forme, une prise de parole publique, spontanée ou esthétisée, (même dans le théâtre de boulevard) rend compte d’une opinion. « Théâtre politique est une tautologie » a formulé un auteur avisé. C’est en ce sens que je conçois le théâtre comme étant politique. »
Brigitte Mounier, Fukushima, terre des cerisiers,
scène de l’aquarium,
photo © François Van Den Bunder
Jacques Kraemer, Kassandra Fukushima :
« Cassandre voit l’avenir, mais on ne veut pas l’entendre »
« Cassandre voit l’avenir, mais on ne veut pas l’entendre, on ne veut pas la croire. Comme encore aujourd’hui, certains, aux États-Unis ou ailleurs, ne veulent pas entendre les scientifiques qui annoncent les catastrophes futures liées au dérèglement climatique provoqué par l’activité humaine. La recherche effrénée de la croissance, de la productivité et du profit risque pourtant de conduire l’espèce humaine à sa perte, on le sait. La malédiction qui a frappé Cassandre est qu’on ne la croit pas, mais Troie sera, bel et bien, détruite. »
PAROLES DE DRAMATURGES
Sophie Neveu dans le rôle de Kassandra Fukushima ©Jacques Kraemer
« La malédiction qui a frappé Cassandre est qu’on ne la croit pas,
mais Troie sera, bel et bien, détruite. »
Jacques Kraemer
Yoann Moreau, Médée/Fukushima :
l'art de la « déflexion »
« Opérer par déflexion. C’est un terme que j’ai forgé pour essayer de décrire comment on procède en recherche-création. En recherche, comme en création, on procède par réflexion : quelqu’un émet une idée et on répond par une autre idée, ou bien l’on fait un mouvement et on répond par du mouvement, etc. C’est un peu sommaire comme exemple, mais ce que je veux dire c’est que quand on réfléchit, on reste dans un domaine de savoir ou de compétence.
Quand on défléchit, en revanche, quelqu’un émet une idée (par exemple un conférencier vient présenter la radioactivité du point de vue de la physique nucléaire) et quelqu’un lui répond par une improvisation dansée, une musique, des costumes, une scénographie... Il y a alors déflexion. Et non pas simplement réflexion. Certes, on est un peu perdu. Surtout quand le physicien doit à son tour improviser une nouvelle présentation en rebond de la danse, du son, des costumes, d’un décor… En fait, je crois qu’on ne pense plus tout à fait au même endroit. »
Photo ©Philippe Weissbrodt
PAROLES DE DRAMATURGES
Fiamma Camesi, Médée/Fukushima, photo ©Philippe Weissbrodt
« En fait, je crois qu’on ne pense plus tout à fait au même endroit. »
Yoann Moreau
Bruno Meyssat, 20mSv :
« Les lieux meurent comme les hommes »
« 20 mSv : J’ai choisi ce titre parce que la question de la contamination a envahi rapidement les répétitions et que cet intitulé – une quantité – témoigne de la dimension technique omniprésente pour un tel sujet et de l’abondance de chiffres que nous avons rencontrée lors des répétitions. 20 mSv, cela exprime aussi une norme, et donc la prédominance discrète de l’économique dans ces questions. Le sanitaire devenant progressivement une variable d’ajustement. Je souhaitais susciter la curiosité du public face à un titre qui demande qu’on s’avance vers lui. Face à cette norme, la question qui se pose est quand même : peut-on y vivre ? Et donc vivre dans ces conditions, c’est quoi en fait ? »
PAROLES DE DRAMATURGES
« 20 mSv, cela exprime aussi une norme, et donc la prédominance discrète de l’économique dans ces questions.
Le sanitaire devenant progressivement une variable d’ajustement. »
Bruno Meyssat
Julie Moreau, Elisabeth Doll et Mayalen Otondo, 20 mSv ©Théâtres du Shaman
POSTFACE
« L'inesthétique »,
un texte de Hervé Couchot
Hervé Couchot :
« Fukushima nous confronte à une série d'apories qui met en question la possibilité même d'une esthétique »
« Les œuvres d’art ou performances artistiques produites autour de l’événement que nous nommons « Fukushima » nous confrontent à une série d’apories qui mettent en question la possibilité d’une esthétique, entendue non comme pensée de l’art mais comme la restitution sensible d’un événement par une production artistique.
(...) Devenu depuis l’automne 2013 membre du comité exécutif de « l’exposition interdite », in situ, imaginée par Chim↑Pom et intitulée Don’t follow the Wind, Sawaragi Noi a été amené à réfléchir sur les problèmes posés par ce nouveau type d’exposition inaugurée en 2015 dans la zone d’exclusion entourant la centrale de Fukushima Daiichi. Bien qu’elle soit censée n’accueillir aucun visiteur, le dispositif encadrant habituellement une exposition y a été reproduit dans ses moindres détails. On y trouve la liste des œuvres confiées par les douze artistes qui y participent, un point d’observation de la « galerie » interdite situé en haut d’un échafaudage et même un « centre de non visiteurs » mobile, avec un comptoir d’information tenu par d’anciens résidents de la zone interdite. Il ne manque plus que le public et le calendrier de cette non exposition, qui peut théoriquement durer aussi longtemps que la contamination radioactive elle-même. La levée de son interdiction est en effet repoussée à une date indéterminée, qui peut fort bien excéder la durée d’une vie humaine, comme la demi-vie des déchets de centrales nucléaires enfouis pour des milliards d’années dans des centres de stockage. Or, qu’est-ce qu’une œuvre d’art imprésentable et qui ne peut être vue par personne du point de vue des conditions de possibilité d’une esthétique ? Peut-elle être encore qualifiée d’œuvre d’art ? »
Photo ©Michaël Ferrier
« Les artistes sont l'œil du cyclone »
Typhon Hagibis arrivant sur Tokyo, octobre 2019
Dans l'œil du désastre : créer avec Fukushima,
sous la dir. de M. Ferrier,
©2021 by Michaël Ferrier/éditions Thierry Marchaisse pour la préface, et les auteurs et artistes pour les entretiens.