Julien
DELMAIRE
ジュリアン・デルメール
Né en 1977
NAISSANCE D'UN ÉCRIVAIN :
Georgia de Julien Delmaire
Michaël FERRIER,
Hommes et Migrations,
N°1306, Avril-Juin 2014,
p. 117-118
NAISSANCE D'UN ÉCRIVAIN
Étrange roman, souvent émouvant, parfois flamboyant, toujours attachant. L'intrigue est simple : la rencontre de Venance, exilé du Sénégal en France, dont la vie quotidienne est « une embuscade permanente », traqué par la police et esclavagisé par les petits boulots, et Georgia, jeune artiste-peintre révoltée contre la société et prise au piège de la drogue. Présenté ainsi, ce pourrait n'être qu'une chronique sociale comme une autre dans la France d'aujourd'hui. Mais pas du tout.
Ce qui frappe en tout premier lieu, c'est la qualité de l'écriture. Les notations sont précises, les portraits appuyés, les descriptions, tour à tour sèches ou poétiques, sonnent juste, qu'il s'agisse des personnages principaux (la mère avec sa « sollicitude de cadenas » - magnifique expression ; le jeune frère mort noyé, « fantôme roué de sel »), des personnages secondaires (le vieux Souleymane, Français autant que Sénégalais ; le portrait du dealer Samba, très loin des clichés), ou encore d'une simple forme qui passe, comme ce vieillard avec la « peau aux nuances de pneus usés », « des gencives violettes et nues » qui disparaît dans un mausolée « avec la lenteur du sel ». Delmaire soigne chaque page de son récit avec le soin d'un orfèvre.
Car l'essentiel est là : Delmaire a un style, un rythme, une musique. Cette phrase par exemple, quand le clandestin Venance est embarqué par les policiers. Lancée par son monosyllabe initial, elle se déverse ensuite entre les alexandrins et les métaphores, et cascade autant de grâce que de fougue : « Cri ! Les marais salants que le vent d’ouest exalte, les bêtes qui s’abîment dans la boue des mangroves, les kalachnikovs de seconde main vendus parmi les arachides, la malaria rampante dans les dédales de l’aube : ce cri résumait tout. » On pense à Césaire - et il n'est pas immérité de dire que Delmaire ne déroge pas à son glorieux aîné.
Par sa construction aussi, Georgia soulève l'admiration : il y a de l'audace et un allant admirable, mais aussi un délicat savoir-faire dans ce premier roman où l'un des deux personnages principaux meurt au bout d'une trentaine de pages à peine ! À ce moment, on pense que le livre va s'enliser et peiner à trouver un autre souffle. Il n'en est rien : avec un métier et une sûreté étonnante pour un premier livre, la suite ne faiblit pas, exploitant toutes les coulisses de la remémoration, du souvenir d'enfance puis de la rencontre, en suivant un assemblage en cinq parties, à la fois astucieux et efficace, qui fait penser à un montage cinématographique. Si le texte prend parfois des allures de cri, il est évident qu'il est travaillé avec un admirable mélange de passion et de minutie.
C'est qu'une grande culture, discrète mais sensible, traverse aussi ces pages : y passent des accents de Jean Genet (notamment dans la première partie, qui rappelle parfois son poème « Le condamné à mort »), des échos surréalistes (la « Georgia » de Soupault, la Nadja de Breton), des souvenirs de Ray Charles et de Tchicaya U Tam'si... Roman nourri de références poétiques, mais aussi roman se servant de toutes les possibilités du roman (à la fois chronique sociale et description poétique, analyse psychologique et critique politique), Georgia se constitue ainsi, non pas comme « une hésitation prolongée entre le son et le sens » (comme le disait joliment Paul Valéry du poème), mais par leur alliage subtil, leur alliance réussie.
Des étudiants blancs empêchent les premiers étudiants noirs d'intégrer l'Université de Géorgie (1961).
Enfin, qui ne voit la portée de ce livre pour notre temps ? En nous parlant d'un exilé, Delmaire nous parle de nous et, avec une ironie grinçante, des drôles de temps que nous vivons aujourd'hui : « En ces temps héroïques, la France redoutait les morsures du devenir. (...) Les blagues les plus visqueuses qui d’habitude rampaient sur le zinc des comptoirs se voyaient prisées dans les ministères ; les discours étaient de défiance et d’exhortation, et toujours le courage consistait à plaquer au sol des hommes à bout de souffle. » La portée politique du texte, si elle reste pudique, est importante : elle se donne à lire en filigrane dans le titre : Georgia on My Mind est en effet une chanson de 1930, écrite par Stuart Gorrell et composée par Hoagy Carmichael. En 1960, Ray Charles (né à Albany, en Géorgie) en livre une interprétation mémorable sur l'album The Genius Hits the Road, qui va permettre à la chanson de connaître un succès international et en faire un des airs les plus repris au monde. Le 7 mars 1979, en symbole de réconciliation après les ségrégations raciales contre les Noirs, Ray Charles joue Georgia devant l'Assemblée générale de Géorgie. Un peu plus tard, le 24 avril 1979, celui-ci fera de la chanson son hymne officiel (state song), ce qui entraînera la réaction suivante du pianiste noir, aveugle et translucide : « Ma version de Georgia est devenue l'hymne officiel de l'État de Georgie. C'était quelque chose d'énorme pour quelqu'un comme moi, mon vieux. Ça m'a vraiment ému. Voilà un État qui avait l'habitude de lyncher les gens comme moi et qui soudain proclame ma version d'une chanson son hymne officiel. C'est émouvant. »
Source : site EJI, Equal Justice Initiative, A History of Racial Injustice
Une nouvelle voix, originale, touchante et envoûtante, vient donc de se lever dans le paysage littéraire français. On pourra être agacé, en de rares endroits, par un excès de préciosité lyrique, ou épuisé par l'énergie que demande ce livre un peu fou qui semble rouler à tombeau ouvert vers sa fin catastrophique. Mais ce premier roman à la fois joyeux et cruel, qui siffle comme une balle et touche comme une flèche, est un livre palpitant, qui signe la naissance d'un superbe écrivain.
« Quand Louis Armstrong chante Georgia, un négrillon trébuche, s'entaille les jambes sur un tesson de solitude. La voix console le gamin, lui susurrant que le destin n'a pas de limite, que les rêves courent plus vite que les chiens et qu'au bout de la route, un refuge auréolé d'or pur recueille les fuyards sans leur demander de montrer patte noire. »
Julien Delmaire, Georgia, Grasset, 2014
Louis Armstrong jouant de la trompette pour sa femme Lucille devant le Sphynx de Guizeh, Egypte, 1961.
Michaël FERRIER
©2014 by Michaël Ferrier/Hommes et Migrations (version internet revue et complétée)
« Georgia est une chanson qui passe de bouche en bouche. Une chanson mille fois reprise. Chacun se remémore les violons de la complainte de Ray Charles : la route, le clair de lune effleurant les pins, l'amour étendu là, comme un pneu crevé, le parfum des résines brûlantes, le Sud qui n'en finit jamais. »
Julien Delmaire, Georgia, Grasset, 2014
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