Théodore DURET
Ce que l'on appelle ici maison...
Théodore Duret (1838-1927) est un écrivain rarement cité parmi les connaisseurs du Japon, l'homme étant resté plus célèbre pour sa collection de peintures impressionnistes, son activité d'historien de l'art et et ses amitiés avec de nombreux peintres (Manet et Courbet notamment, auxquels il consacrera un livre chacun). Pourtant, ce critique d'art renommé avait fait un long voyage en Asie, et notamment au Japon (octobre 1871-février 1872), en compagnie de son ami Cernuschi, à un moment où le pays était encore en grande partie fermé aux étrangers. Il en avait tiré un livre bref mais vif, plutôt bien tourné et contenant quelques aperçus éclairants, comme le passage suivant où il s'essaie à décrire une maison japonaise. L'intérêt de ce texte est double : c'est l'une des toutes premières apparitions de caractéristiques présentées comme japonaises et qui auront une nombreuse descendance : la petitesse, la politesse, la délicatesse... C'est aussi l'un des tout premiers textes publiés sur le sujet, qui témoigne déjà d'un certain embarras à décrire l'architecture japonaise et, plus généralement, la conception de l'espace au Japon.
Ce livre, Voyage en Asie, a été publié en 1874, chez Michel Lévy frères éditeurs. On peut le lire dans son intégralité sur le site Gallica.
Michaël FERRIER
テオドール・デュレ
(1838-1927)
Duret par Whistler, 1883,
The Metropolitan Museum of Art, NYC
« Pendant qu’on la construit, la maison japonaise, avec son châssis de pièces de bois et ses treillis de bambous, a l’air d’une cage ; lorsque le plancher extérieur qui recouvre le tout est fixé et que la maison est terminée, elle ressemble à une boîte. »
Si l’on veut se faire une idée de ce que l’on appelle ici maison, il faut chasser l’image que ce mot éveille appliqué en Europe, pour se figurer un genre de construction qui n’a ni murailles, ni portes, ni fenêtres, et qui à l’intérieur est dépourvu de chaises, de table, de lit et de foyer. La maison japonaise est un abri fragile et exigu, construit en bois et en treillis de bambous. Pendant qu’on la construit, la maison japonaise, avec son châssis de pièces de bois et ses treillis de bambous, a l’air d’une cage ; lorsque le plancher extérieur qui recouvre le tout est fixé et que la maison est terminée, elle ressemble à une boîte. Cette cabane est orientée de telle façon que l’égout du toit donne sur la rue et que le pignon adossé à la maison voisine fait avec elle plancher mitoyen.
Il n’existe, nous l’avons dit, ni portes ni fenêtres, mais une grande ouverture qui prend tout le devant de la maison. Si l’on entre, en faisant glisser le grillage à coulisse qui sert de fermeture, on trouve d’abord un petit espace libre au niveau de la rue : là tout Japonais venant du dehors dépose ses sandales de paille ou à semelle de bois. Puis on s’élève d’un ou deux pieds au-dessus du sol de la rue, et l’on est dans la maison. Du reste, point de chaises, point de table, point de meubles, si ce n’est peut-être un coffre à tiroirs ; point de cheminée. Le fourniment intérieur – on ne peut vraiment dire l’ameublement – ne se compose que de deux objets, mais aussi de deux objets dont l’usage est universel, qui se trouvent chez le pauvre comme chez le riche, et sans lesquels la vie domestique ne saurait être : des nattes de paille et le shibatchi*. Le plancher de tout appartement japonais est en effet invariablement recouvert de fines nattes de paille de riz. Il n’y a point de chaises : aussi, le jour, est-ce sur ses nattes qu’on est accroupi : il n’y a point de lit ; aussi, la nuit, est-ce sur ces mêmes nattes qu’on jette les couvertures pour dormir.
* En réalité, hibachi 火鉢 : formé des deux caractères "feu" et "bol" (ou "pot"), ce mot désigne un mode de chauffage traditionnel au Japon, sorte de brasero composé d'un récipient rond, cylindrique ou en forme de boîte, conçu pour contenir du charbon de bois brûlant (note de Michaël Ferrier).
Suzuki Harunobu 鈴木 春信, poème de Somaru
Femme, chat et hibachi (détail)
Au milieu de l’appartement, sur la natte, est placé le shibatchi, qui, pour le Japonais, tient lieu de foyer. Le shibatchi est généralement composé d’une première caisse de bois, dans laquelle est placée une seconde caisse en métal remplie de cendre et de charbons allumés. Sur ce petit feu, une bouilloire chauffe éternellement, destinée à fournir à chaque maison l’eau pour le thé, qui se prend à tous les instants du jour. Dans la maison japonaise le shibatchi est le centre de tout : c’est accroupies autour de lui que les femmes passent leur temps, c’est rangée autour de lui que la famille prend ses repas, c’est à sa faible chaleur que l’hiver on se réchauffe tant bien que mal, c’est lui enfin qui non seulement donne l’eau chaude pour le thé, mais encore la braise pour allumer la petite pipe qu’hommes et femmes fument constamment.
Nous entrons dans une maison, et tout de suite une femme verse l’eau chaude dans une théière, et nous offre, en signe de bienvenue, quelques gorgées d’un thé légèrement infusé. Ce qui frappe le plus chez le Japonais, c’est la petite dimension de toutes choses ; la maison est petite, ou, si elle est relativement grande, c’est qu’alors elle sera composée de nombreux appartements, et ceux-ci sont petits, avec de petites cours plantées d’arbres nains ; le thé est fait dans une toute petite théière et bu dans des tasses qui ont l’air de coquilles de noix. Tout ce qui entoure le Japonais est de modeste dimension, léger, fragile ou délicat.
Ozu, Dernier caprice, 1961
小津安二郎、「小早川家の秋」
Cela revient à dire que le Japonais a fait plus ou moins les choses à son image, car il est lui-même petit et en moyenne d’une taille fort inférieure à celle des Européens ; le timbre de sa voix est aussi moins fort, il a moins de besoins et se nourrit moins, surtout il tient moins de place ; dix Japonais accroupis ou formés en groupe ne couvrent pas la moitié de la superficie qu’occuperaient des Européens. Le Japonais s’habille également moins que l’Européen. Il va tête nue, chausse ses sandales pieds nus, et reste même assez souvent jambes nues. Ses vêtements sont exclusivement en coton ou en soie, la laine lui est demeurée inconnue, ses îles ne nourrissant pas de moutons.
Nous ne rencontrons d’ailleurs aucun signe d’hostilité envers les étrangers ; bien au contraire, dans les boutiques, dans les auberges, même dans les simples maisons où nous entrons et où nous regardons tout d’un œil curieux, nous sommes accueillis de la manière la plus polie et avec une parfaite bonne humeur. Ce trait d’une bonne humeur constante paraît le trait dominant du caractère japonais. On ne voit partout que des visages souriants. Pour peu que sur la route nous accostions un Japonais villageois ou citadin, jeune ou vieux, il se met à rire. Les Japonais rient avec nous, nous les voyons rire entre eux, il semble qu’ils rient toujours.
Théodore DURET
Voyage en Asie, chapitre 2, « Yedo »
1874 Michel Lévy frères éditeurs/
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POUR VISITER QUELQUES ESPACES JAPONAIS
La ferme de la famille Tenmyo, la résidence secondaire de la famille Nishikawa, le magasin de sauce de soja Kodera, un pavillon de thé de l'époque Taisho, un bain public, un bar et même un commissariat de police, vous pourrez les visiter virtuellement sur le site du Musée d'architecture en plein air Edo-Tokyo situé dans le parc Koganei à Tokyo, en suivant le lien suivant :
Ozu, Le goût du riz au thé vert, 1952
小津安二郎、「お茶漬の味」