Michaël FERRIER
Masque nō, Japon
Pierre Guyotat, Paris, le 10/2/1984
SOUDAIN GUYOTAT OPÉRA
Musiques, scènes et souffles
dans l'art de Pierre Guyotat
Pleine de langues et de voix,
Ô Roi le miracle des rois
Je viens de voir toute la terre,
Et publier en ses deux bouts
Que pour la paix ni pour la guerre
Il n'est rien de pareil à vous.
François Malherbe,
Ballet de la reine la renommée au roi
1. PRÉLUDE TCHADIEN
ET SUITE CRÉOLE
Je voudrais d’abord dire, en guise de prélude, pourquoi j’ai accepté l’invitation de Pierre Guyotat et de François Bizet à participer à cette rencontre. Deux raisons au moins m’attachent à cette œuvre de manière plus étroite qu’à d’autres. La première est bien tapie dans les recoins de ma mémoire : elle remonte de temps en temps à la surface, notamment lorsque j’ouvre un livre de Pierre Guyotat. J’ai connu, enfant, la guerre.
Au Tchad, où j’ai vécu à la fin des années 1970, époque de combats particulièrement acharnés, dans une succession tressée d’attentats, de rébellions et de coups d’Etat, guirlandes de la guerre ordinaire. La lutte – fratricide – opposait principalement l'armée gouvernementale aux forces rebelles d'Hissène Habré (FroLiNat), mais à cause des incessants renversements d’alliances et des errements de la stratégie, ce conflit interminable et multiforme prenait dans la cervelle d’un enfant l’apparence d’une guerre de tous contre tous. Le mot RIMA (Régiment d’Infanterie de Marine), qui claque par deux fois dès la première page d’Eden, Eden, Eden, je l’ai découvert pour ma part à l’âge de 8 ans, collé à mon œil sur la portière criblée d’éclats d’un camion de l’armée française. Le retrouver quelques années plus tard dans les pages d’un livre m’a procuré une sensation étrange : ainsi, on pourrait la mettre en fiches, en cartes, en pages, en stèles, cette « nature humaine massacreuse et procédurière » [1]. Et quelle étrange beauté pourrait alors sourdre de ce désastre ?
De plus, comme on le sait, l'État du Tchad dans ses frontières actuelles est une création du colonialisme européen : ses frontières sont la résultante de négociations entre Français, Anglais et Allemands dans les années 1880, et il a été une colonie française entre 1900 et 1960. Mais l'espace tchadien possède une histoire riche, beaucoup plus ancienne (plus de sept millions d’années) et relativement bien connue. On sait notamment qu’il a été le siège de trois grands royaumes sahéliens : le Kanem-Bornou, le Baguirmi et le Ouaddaï. Le Kanem-Bornou vivait du commerce, soutenu par la traite des esclaves avec l'Arabie. Les guerres de conquête lui servaient de prétextes pour capturer les "infidèles", les hommes et surtout les femmes et les enfants, très demandés sur les marchés du Moyen-Orient : les femmes, en particulier, avaient la réputation d'être d'excellentes ménagères et des cuisinières exceptionnelles. Dans ce pays, l’un des berceaux de l'Humanité, ce ne furent dès l’âge de Toumaï que guerres et magnifiques statuettes funéraires.
Ce terreau profond, nourricier et dévastateur, de la guerre et de l’histoire entremêlées, ce lien souterrain entre l’esclavage et l’humanité, que l’art seul peut-être peut nous dire, combien au XXe siècle ont osé le faire entendre ? Combien ont su rendre sensible ce fonds de bruit et de fureur, son énigme, sa douleur et sa puissance ? Faulkner, Céline, quelques autres peut-être, Pierre Guyotat à coup sûr. Vous l’avez compris, ce petit détour autobiographique – entre esclavage et statuaire, histoire et art funéraire – n’est pas inutile pour tenter de cerner ce qui m’attache à l’œuvre de Pierre Guyotat et, au-delà de mon cas personnel, qui n’intervient ici qu’à titre d’exemple provisoire, ce qui devrait tous nous y inviter.
Un deuxième point, qui n’a pas seulement avec le premier un rapport de contiguïté : je viens d’une famille créole. Ma langue maternelle est la française, mais étudiée dès le plus jeune âge dans des écoles étrangères et dans une famille métissée aujourd’hui installée à la Réunion, petite île de l’Océan indien qui porte bien son nom : la langue française y a toujours été traversée, criblée, transpercée de termes venus d’autres langues, esclaves cafres, marins anglais, bijoutiers indiens, commerçants chinois, malgache des hauts-plateaux (le merina), malgache des rivages (le sakalava)... Cette pluie de langues m’a toujours semblé l’état naturel de la langue, son énergie inépuisable, et non le langage plat qu’on veut nous faire passer dans chaque langue comme la seule langue possible. C’est aussi cela que je retrouve quand j’ouvre un livre de Pierre Guyotat, non pas seulement l’invention d’une langue nouvelle – comme on le dit quelquefois un peu paresseusement – mais la réinjection dans la langue française d’un rythme formé d’une palette de souffles infinis, un peuple de nuages toujours renouvelé.
[1] Pierre Guyotat, « La découverte de la logique » (1977), Vivre, Paris, Gallimard, 2003, p. 168.
Le Livre, Pierre Guyotat, 1984, tapuscrit,
indication manuscrite insistant sur le rythme
Source : La matière de nos œuvres,
Actes Sud/Azzedine Alaïa, 2016
2. OUVERTURE DU CHANT
J’ai toujours pensé que si je devais un jour écrire un texte sur Pierre Guyotat, il devrait commencer ainsi : Soudain Guyotat opéra. Référence parodique, avec un brin d’irrévérence, aux vers célèbres de Boileau dans son Art poétique : « Enfin Malherbe vint…» (et, le premier en France, / Fit sentir dans les vers une juste cadence). Malherbe, réformateur et même épurateur de la langue française, « tyran des mots et des syllabes », maître de la langue et de la nouvelle poésie, fixa pour trois siècles la langue française dans ce qu’il est convenu d’appeler sa perfection, l’équilibre de ses formes et la rigueur de sa pensée. Or, le projet de Guyotat, même s’il est sur bien des points opposé à ce dernier, me semble d’une ampleur comparable, et d’une importance tout aussi remarquable. Soudain Guyotat opéra : cet octosyllabe tintinnabulant me permet en outre d’introduire ce qui, à mon avis, fonde la nouveauté de cette écriture et son actualité rythmique : une opération à la fois musicale et chirurgicale (les textes en portent des traces visibles), qui ouvre un nouveau corps à la langue et lui donne une ampleur vocale sans précédent, qui propose au français un nouvel état de langue. L’opera Guyotat, son grand œuvre : chant, rythme, souffle – laissons pour l’instant ces vocables mêlés – voici ce qui me retient aujourd’hui, et qui me retient depuis longtemps, dans l’œuvre de Pierre Guyotat.
L’opéra est dès le début omniprésent chez Pierre Guyotat. Dans le premier volume des Carnets de bord récemment publiés (1962-1969) [2], fusent presque à chaque page échos et bribes d’une grande culture musicale, qui va des chansons de Damia aux grands compositeurs de la musique baroque et classique, en passant par le jazz ou les contemporains comme Pierre Boulez. Fait significatif, cette référence lui sert très souvent de point de repère, voire de modèle dans l’élaboration de son propre style. Certes, l’écriture de Pierre Guyotat se déploie tout aussi bien vers d’autres arts comme le cinéma (Buñuel par exemple y est très présent) : mais la référence musicale soutient et emporte toutes les autres, et particulièrement celle à l’opéra, sans doute parce qu’elle permet de nouer dans un même temps – celui de l’écriture – les mots, le chant, la danse, le geste et l’architecture, le théâtre... Une notation d’octobre 1965 en donne un aperçu éloquent :
« Je ne ferai jamais que des œuvres-fleuves, des opéras ; comme Wagner. » [3]
A cette époque, Tombeau pour cinq cent mille soldats n’est pas encore terminé : il sera sous-titré « Sept chants », mettant en valeur le découpage du texte en une sorte de gigantesque opéra, Opéra étant même l’un des (nombreux) titres que Pierre Guyotat envisagea de lui donner.
Cette empreinte « operratique » – pour reprendre le mot créé par l’un des admirateurs de son œuvre, Michel Leiris – est l’une des grandes constantes dans la trajectoire de Pierre Guyotat. Ainsi, on est frappé de retrouver pratiquement la même image, 35 années plus tard, lorsqu’il évoque son dernier livre, Progénitures :
« Progénitures est un livre de postures, de tableaux.
C’est un livre de tableaux mis en musique. Plus qu’aucun autre de ceux qui précèdent. » [4]
C’est aussi, dans le futur, la direction qu’il entend poursuivre : « Cette langue, nous prévient-il, cette matière pensante, je la vois, dans le futur, je l’espère plus fluide, encore plus chantante. » [5]
Nous n’avons donc encore rien vu, rien entendu.
Dessin de Pierre Guyotat
[2] Carnets de bord, volume 1 (1962-1969), édition établie, annotée et préfacée par Valérian Lallemant, Paris, Editions Lignes&Manifestes, 2005.
[3] Carnets de bord, ibid., p. 158.
[4] Explications, Paris, Léo Scheer, 2000, p. 18. Progénitures a été publié chez Gallimard en 2000.
[5] Explications, ibid., p. 30-31.
2000
3. DE LA LUETTE
ET LA CRÊTE DES DENTS
Cette constante ne doit pas masquer une évolution ou, pour mieux dire, une accentuation : le projet de Pierre Guyotat s’est en effet précisé et affiné avec les années. En 1972, lorsqu’il évoque son travail, c’est sous la forme d’un magma de voix diverses dont il se fait le ventriloque époustouflant :
« Cela pose la question du souffle, le souffle, il faut le répéter, sous-tend continûment le travail textuel, d'autant qu'il porte la voix ; je travaille avec un paquet de voix dans la gorge (bouillie de voyelles, de consonnes, de syllabes, de mots entiers même, qui demandent à sortir, à gicler sur la page). » [6]
Quelques années plus tard, en 2000, le ton a changé, plus maîtrisé. Sur le même sujet, c’est désormais un compositeur qui s’explique, dont on sent bien qu’il a développé sa gamme, qu’il maîtrise mieux son exécution, et s’approche tout doucement du sommet de son art :
« Plutôt que « travail », utiliser le mot « composition ».
Parce qu’il recouvre la fiction, la méthode et le résultat sonore. » [7]
Les exemples de cette évolution, de la diversification et de la montée en puissance du style de Pierre Guyotat sont multiples, à rebours d’une certaine interprétation (non dénuée de malveillance) qui voudrait que ses premiers livres, auréolés de leur parfum de scandale, soient les seuls dignes d’attention. Les changements les plus apparents concernent évidemment la mise en page, avec l’apparition des versets, qui ont remplacé les pleines pages des ouvrages précédents. Le verset est, on le sait, un petit paragraphe divisant certains textes sacrés (le Cantique des Cantiques par exemple), mais il est tout d’abord étymologiquement attesté comme un terme liturgique, qui désigne très précisément une Parole tirée de l'Écriture, récitée ou chantée à l'office ou à la messe par un ou deux solistes, suivie des répons du chœur. Nul doute que cette dimension soit présente, sous une forme parodique qu’il faudra un jour étudier de plus près, dans la prose de ce grand lecteur de Claudel.
[6] Littérature interdite, Paris, Gallimard, 1972, p. 127.
[7] Explications, op. cit.., p. 31.
2002
Mais le changement concerne aussi, au moins en partie, les supports mêmes de la diffusion : initiative assez rare, Progénitures est accompagné en 2000 d'un enregistrement de 38 minutes, contenant les premières pages lues par l’auteur au Centre national Georges-Pompidou l'année précédente. En 2002, paraît aux éditions Léo Scheer le superbe coffret Musiques, dix CD où l’auteur confirme cette orientation musicale, sous la forme cette fois de l’entretien. Dans le même temps se multiplient les spectacles que les textes de Pierre Guyotat semblent depuis le début logiquement appeler [8].
Ainsi, de 1967 à nos jours, sur près d’une quarantaine d’années, les références se précisent, se diversifient et s’amplifient. En même temps que Pierre Guyotat refuse les termes d’ « écrivain », de « littérature », puis de « texte », l’accent porte de plus en plus intensément sur la « langue », les « voix ». J’écris « du bout de la luette et de la crête des dents », nous dit-il dans une superbe formule. Du « chant », on passe au souffle, à la vocalité (Progénitures est défini comme un « chemin vocal »), et à la « composition », terme pictural autant que musical, alliance des deux arts, ouverture de l’éventail des possibles que je résume sous le terme d’ « opéra », l’obsession d’une immense activité rythmique ne cessant de s’affirmer et de s’affiner.
L’œuvre se tend alors tout entière vers un autre processus de « lecture », dans une nouveauté qu’on commence à peine à évaluer : c’est une vibration, une écoute démultipliée. On songe à Rimbaud : « avec des rythmes instinctifs, je me flattais d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. »
[8] 2001 : Neither, d’après Pierre Guyotat ; 2002, Passacaille, un montage de textes de Pierre Guyotat (Tombeau pour cinq cent mille soldats, Prostitution, Progéniture) ; 2003 : Rigodon, d’après Prostitution, tous mis en scène par Mathieu Cipriani.
« je travaille avec un paquet de voix dans la gorge (bouillie de voyelles, de consonnes,
de syllabes, de mots entiers même, qui demandent à sortir, à gicler sur la page)»
Dessin de Pierre Guyotat
4. « L'OPÉRATION GUYOTAT»
Encore faut-il interroger plus précisément cette référence au chant, à l’opéra, aux voix en situation, au rythme. Car l’inflation des métaphores musicales dans la critique littéraire, et dans les discours des écrivains eux-mêmes, a aujourd’hui pris de telles proportions que cette comparaison est devenue l’un des arguments les plus ressassés du commentaire critique, sous une forme métaphorique un peu vaine qui souvent noie le texte ou le dilue dans une vague analogie musicale [9]. Or, il me semble que la grande force de l’écriture de Pierre Guyotat – et le risque qu’il y prend – vient justement du fait que cette référence musicale n’est pas chez lui, à la différence de nombre de ses contemporains, un ornement ou une simple métaphore. Elle se lit dans le travail même du texte, elle en inspire la méthode avec des moyens et une intensité qui ne sont pas réductibles à une simple “inspiration”, et elle donne pour finir des résultats tangibles qui ne se limitent pas à l’écrit.
Trois exemples, pour examiner ce que j’appellerai « l’opération Guyotat », qui n’en donneront ici qu’une première approche. On peut évoquer tout d’abord la manière dont Pierre Guyotat compose telle ou telle scène dans un souvenir d’opéra : transposition voire imitation d’une scène précise, qui va se trouver littéralement dévorée par son propre texte. Exemple, fourni par l’auteur lui-même, dans Tombeau pour cinq cent mille soldats (Gallimard, 1967) : « Un passage de Tombeau est une sorte d’hommage à Pelléas, un moment où j’évacue deux figures dans une immense promenade avec de grandes déclarations sur une plage (...). Il y a un merveilleux passage dans Pelléas où Mélisande évoque une sorte de peste dans les environs, avec les gens qui viennent mourir sur la plage, dans les grottes, une scène magnifique (...). Il y a donc la scène des grottes, et j’ai fait à partir de ça un énorme développement, j’ai vu cette scène comme peut-être Debussy l’a pensée (...) et j’ai fait un long développement directement issu de ce tout petit morceau de Pelléas. » [10] (Musiques, CD 6).
Cette méthode de « composition » n’est pas rare, appliquée dès les premiers textes [11], mais à des échelles et selon des modalités très diverses qu’il n’est pas possible d’étudier ici. Une chose est certaine : la récurrence de ces notations montre clairement l’existence d’une matrice musicale dans un nombre important de « scènes » – le mot retrouve ici tout son sens. Le procédé sera même explicitement (et quasi-parodiquement) pointé du doigt dans Progénitures, livre entrecoupé de notations en italique entre parenthèses, telles les didascalies d'un opéra intérieur :
« (et maintenant, l’action !, après l’ouverture, noble, l’opéra, les scènes !) » [12]
[9] A ce sujet, je me permets de renvoyer à mes textes : « Vie et usages de la marge. Littérature-musique : la “partition” », in Théorie des marges littéraires, sous la direction de Philippe Forest et Michelle Szkilnik, Collection Horizons comparatistes, éditions Cécile Defaut, 2005, et Céline et la chanson, de quelques oreilles que la poétique de Céline prête aux formes chantées, Tusson, éditions du Lérot, 2004.
[10] Musiques, France Culture, 2000 (CD n°6). Il s’agit de l’opéra de Maeterlinck et Debussy, acte II, scène 3. Il ne s'agit pas d'une peste, mais d'une famine.
[11] « Peut-être écrire Les Esclaves sous forme de cantate, avec de grands chœurs lyriques, grand chœur final » (Carnets de bord, op. cit., p. 73), « Scène d’amour de Roméo de Berlioz : pour Eden, finir par une longue poursuite amoureuse d’un couple nomade » (Carnets de bord, op. cit., p. 452), etc.
[12] Progénitures, op. cit., p. 21.
Debussy, Pelléas et Mélisande, Opera Vlaanderen et Royal Ballet des Flandres, conception visuelle Marina Abramović, Photo ©Annemie Augustijns, 2018
Dessin de Pierre Guyotat
Source : La matière de nos œuvres, Actes Sud/Azzedine Alaïa, 2016
Si l’opéra entre ainsi dans la genèse du texte, ainsi que dans son organisation d’ensemble, on pourrait également aller voir dans le détail, et notamment dans la distribution des voix et des accents (typologie subtile des personnages), ou encore dans le méticuleux agencement rythmique qui, si l’on tend l’oreille, gouverne la langue et les postures de Progénitures. Un exemple parmi d’autres, mais particulièrement révélateur de ce travail d’oreille et d’orfèvrerie : l’insistance sur l'appui initial des phrases dans plusieurs passages de Progénitures. Les premiers mots y sont accentués et mis en valeur, contre toute logique du discours, notamment par une virgule détachant en début de phrasé un monosyllabe.
« que, l’7 heur’, au bord l’grabat d’sall’, l’gros pli d’ma sondée d’te 5 heur’ tant te m’grogn’, rot’ »
« te, à-déhors, d’mon jius en filament balancer d’entr’ tes jiamb, » [13]
On entre ainsi tout de suite dans le vif de la phrase, à la manière de nombreuses tirades de Molière qui commencent par le même effet de monosyllabe exclamé : celui-ci accroche l'attention et donne ainsi l'impulsion à toute la phrase. Cette accentuation permet aussi de souligner l'identité des voyelles à des places remarquables, et cette prononciation forte posée sur la syllabe initiale fait que l'accent, au lieu de montrer la fin d'un groupe intonatif, semble bien plus souvent en indiquer le début, à l'inverse du langage courant. Entrain donc, souffle, – effet comique aussi, comme chez Molière :
« ö, la tât’ ? ö, les bras ? ö, la croup’ ? » [14]
Arrêts brusques, reprises, petits motifs burlesques... Comiques de situation et d’interpellations se combinent, entrecroisent et démultiplient leurs effets : une sorte de balistique. Molière, vous dis-je.
[13] Ibid., p. 305.
[14] Ibid., p. 304.
Molière,
Monsieur de Pourceaugnac,
acte I, scène IX
par Charles-Antoine Coypel,
1669
Dessin de Pierre Guyotat
La matière de nos œuvres,
Actes Sud/Azzedine Alaïa,
2016
5. LE DRÔLE DE CORPS
Cette « opération Guyotat » a plusieurs conséquences importantes, qu’on ne peut prétendre toutes résumer ici. C’est une lame de fond qui déclenche plusieurs transformations. La plus connue, mais peut-être pas la plus importante, est la remise en cause de la fiction naturaliste, que Pierre Guyotat résume comme la lutte de la langue à relief contre l’écriture plate. A un mot exact préférer une charge sonore, le pouvoir poétique autonome d’une profération, aux mots abstraits de « nos vieilles carcasses sexuelles et psychologiques », préférer le chant, la poésie, l’éloquence libre inséparable d’une forme d’honneur et de grandeur.
Cette lutte contre ce que Pierre Guyotat nomme le « fonctionnement fonctionnaire du devoir littéraire » est inséparable d’un autre rapport au corps dans l’écrit, elle est liée intimement au passage dans l’écrit de ce « drôle de corps » qui est le nôtre (titre d’une pièce de clavecin de François Couperin dans le 3e Livre). Car le terme « opéra » est pris chez lui dans toute son ampleur, engageant non seulement la voix, mais la gorge, la langue, les glandes et la glotte, tous les membres du corps en action. Se servir de ses mains, de son poignet (on sait avec quelle intensité ce motif travaille en piston dans les textes), y donner du corps. Céline disait quant à lui : « mettre sa peau sur la table ». « Nous n’avons plus grand chose dans nos sociétés pour sortir le verbe du corps » écrit Pierre Guyotat dans Explications. Opération musculaire, nerveuse, articulaire, en tension vers un art total.
Cette nouvelle écoute que l’œuvre réclame devrait nous éloigner de la problématique habituellement ressassée : « Guyotat illisible », qui est pour l’instant l’une des seules prises que la critique ait trouvée sur ce travail. Même si cette perspective a pu donner naissance à des analyses remarquables [13], l’écriture de Pierre Guyotat peut ouvrir à bien d’autres pistes, pour peu qu’on se donne la peine d’élaborer de nouveaux outils critiques et une perspective théorique renouvelée portant notamment sur le fonctionnement et les enjeux de la lecture dans certains textes de littérature contemporaine, en relation avec la référence musicale qui y est si souvent revendiquée. Comment « lit »-on un texte qui se proclame musique, chanson, opéra ? On se souvient de ce qu’écrivait Lévi-Strauss à propos de Parsifal :
« Pour ma part, quand je suis envahi par la musique de Parsifal, je cesse de me poser des questions. [...] La plupart des livrets m’indiffèrent, et il y a peu d’opéras où j’éprouve le besoin de comprendre les paroles : j’ai su l’histoire et je l’ai aussitôt oubliée. Quand j’écoute une nouvelle fois Lucia di Lammermoor à la radio, me rappeler l’intrigue n’ajouterait rien, je crois, au frisson provoqué par le fortissimo du sextuor, l’émotion ressentie en entendant l’air de la folie bien chanté. » [14]
Cela ne veut pas dire que le sens soit absent de ces « livres », si l’on peut encore les appeler ainsi, mais que le sens, ici, peut fonctionner autrement que suivant certaines modalités logico-psychologiques qui nous semblent universelles et nécessaires. Tout à coup, comme l’avait déjà compris très tôt Philippe Sollers, quelque chose change dans les rapports de la matière et de la phrase [15]. Là où la plus grande partie de la production romanesque ne présente aujourd’hui « qu'un seul réel, le réel psychologique occidental, mais sans rythme » [16], l’œuvre de Pierre Guyotat se déporte tout entière du côté de Wagner ou du nô, et c’est à cette aune qu’elle doit être mesurée, comprise et appréciée.
Min Tanaka
par Tahara Keiichi
Pierre Guyotat
[13] Voir notamment le texte d’Eric Hoppenot, « Et Pierre Guyotina lal’angue... Chronique d’une absence de lecture », colloque du GRES, “Stratégies de l’illisible”, Barcelone, juin 2003, disponible ici.
[14] Claude Lévi-Strauss, Regarder Écouter Lire, Paris, Plon 1993, p.116.
[15] Philippe Sollers, « La matière et sa phrase », Critique, n° 290, Editions, de Minuit, 1971.
[16] « Guyotat à corps ouvert », entretien avec Eric Loret, Libération, mai 2005, disponible ici.
[17] Cette conférence prenait place le 24 mai 2005, au lendemain d’une performance organisée par le Plan B, salle de performances alternatives de Tokyo, où tandis que Tanaka Min improvisait une danse de butô, Pierre Guyotat lut des extraits de Progénitures et, pour la première fois en public, un extrait de Tombeau pour cinq cent mille soldats.
Scène du Plan B à Nakano (Tokyo), où Pierre Guyotat lut le 23 mai 2005
un extrait de Progénitures puis, pour la première fois,
un extrait de Tombeau pour 500 000 soldats,
en duo avec une danse butō de Tanaka Min
Lecture de Progénitures par Pierre Guyotat
Tahara Keiichi, Photosynthèse, avec Tanaka Min
田原 桂一「光合成」with 田中 泯
Pour ceux qui ont assisté à la lecture faite au Plan B de Nakano avec le grand danseur de buto Tanaka Min (田中 泯), ce que je dis ici évoquera évidemment ce qui fut, hier au soir [17], amplement prouvé, montré, démontré, incarné en même temps que dématérialisé, déployé. Pierre Guyotat lisant son texte en position ramassée, jambes posées à plat, légèrement fléchies, bien campé sur ses deux jarrets, lecture extraordinairement souple et précise, posée. Il faut voir la main de Pierre Guyotat lorsqu’il lit. D’abord soyeuse et douce, soudain elle se roule et se ramasse en boule, en bouche, boucle, virgule, poing – c’est un chef d’orchestre, emporté par son rythme en même temps qu’il l’exprime.
Difficile sans doute – quelle œuvre novatrice ne l’est pas ? – l’opera Guyotat est précieux, car il nous rappelle que la littérature est un art : c’est-à-dire qu’elle ouvre l’homme à ce qui en lui n’est justement pas calculable, gérable, “banquable” (comme on dit de nos jours). Soudain, l’art de Pierre Guyotat opère : la littérature n’est plus seulement l’objet d’un usage mais le vibrato d’une pratique, elle ne se satisfait plus de la simple consommation – qu’on voudrait aujourd’hui tellement lui imposer – mais exige cette expérience du corps qu’on explore, langue, oreille, mémoire, à des profondeurs insoupçonnées.
Michaël FERRIER
Pierre Guyotat et Michaël Ferrier
à la Villa Savoye, 7 septembre 2012
©2005 by Michaël Ferrier/Revue
Aoyama-gakuin University, 青山学院大学
2020 Tokyo Time Table