Marc PAUTREL
Ozu Yasujirô 小津 安二郎
Ozu et les cerisiers
Marc Pautrel est écrivain, auteur de plusieurs livres, dont cinq romans publiés aux éditions Gallimard. Ce texte est le chapitre 6 de son roman Ozu,
paru en 2015 chez Louise Bottu.
La floraison des cerisiers est un sujet rebattu des écrits sur le Japon.
Marc Pautrel nous en propose ici une vision originale,
à travers le regard du cinéaste Ozu Yasujirô.
Autant qu'une description des sakura, c'est en effet une évocation
de l'art d'Ozu qui se laisse lire en filigrane dans ces lignes,
légère et subtile - comme il convient aux fleurs de cerisiers.
Marc Pautrel
Photo ©D. Ben Loulou
Petit portrait d'Ozu au cognac
L’hiver lui paraît durer chaque année plus longtemps. Il a tellement hâte que les arbres retrouvent enfin des feuilles, hâte qu’ils accueillent enfin des fleurs. Il sait que tout ira mieux alors, qu’il sera soulagé.
Dans une vie, on ne voit les cerisiers en fleurs qu’une poignée de fois, quelques dizaines, pas plus, parce que petit on ne se rappelle pas, et en tout on ne vit vraiment que soixante ou soixante-dix floraisons, on fait la fête sous les arbres en fleurs beaucoup moins de cent fois. Son pauvre père a manqué les cerisiers à quelques jours près, il a disparu le 2 avril 1934, la floraison a été tardive cette année-là, il faisait trop froid. Chaque année, Ozu honore sa mémoire et chaque année lorsque les arbres sont en fleurs il se dit que son père aurait aimé mourir en les voyant, après les avoir lui aussi admirés, au bout de cinq ou six jours, juste au moment où les pétales commencent leur chute. Un de ses amis écrivain lui a parlé d’un romancier d’Europe dont Ozu ignorait jusqu’ici le nom, il lui en a lu quelques pages et c’était magnifique, et à un moment cet auteur employait une très belle métaphore, et Ozu a souri plus tard en voyant les fleurs tomber lentement, par centaines chaque minute sous les branches, et il a repensé à la métaphore de cet étrange romancier, un Français dont il va falloir qu’il lise les livres : Marcel Proust, qui disait qu’il se trouvait « comme au milieu d’une pluie de perles ».
Ozu a souri plus tard en voyant les fleurs tomber lentement, par centaines chaque minute sous les branches, et il a repensé à la métaphore de cet étrange romancier, un Français dont il va falloir qu’il lise les livres : Marcel Proust, qui disait qu’il se trouvait « comme au milieu d’une pluie de perles ».
Pendant tout l’hiver et le début du printemps, il cherche à retrouver où sont les cerisiers dans Tokyo, mais il ne voit que des arbres peu visibles, des squelettes immobiles qui vont devenir durant l’été des massifs feuillus au vert sombre. Au bord du canal des douves du Palais impérial, qu’on longe un moment en train quand on prend la ligne Chûô, des cerisiers sont plantés tout le long des berges, il le sait, mais difficile de les voir pendant toute l’année, il faut attendre. Pour les cerisiers, c’est comme pour la vie : il faut attendre, attendre, attendre, et ensuite encore attendre, et toujours attendre, et finalement arrivera le moment où l’attente sera récompensée, et on pourra admirer l’œuvre accomplie.
Pour les cerisiers, c’est comme pour la vie : il faut attendre, attendre, attendre, et ensuite encore attendre, et toujours attendre, et finalement arrivera le moment où l’attente sera récompensée, et on pourra admirer l’œuvre accomplie.
Quand il passe devant un cerisier encore en sommeil mais dont il sait qu’il prépare ses fleurs, Ozu s’approche et regarde où en sont les bourgeons. Ils croissent, ils grossissent lente-ment, très lentement, pas encore une fleur. Mi-mars, les premiers boutons éclosent sur quelques arbres, pas des cerisiers, non, mais des pruniers. Enfin, à un moment où il ne pensait plus aux fleurs de cerisiers, il les découvre un matin, minuscules, des pointes blanches accrochées aux bras noirs des arbres, comme de petites billes de coton : la floraison a commencé.
Chaque jour en sortant de chez lui il s’arrête devant les arbres pour les admirer, regarder les fleurs grossir, heure par heure à présent, pour ainsi dire minute par minute, au gré du soleil et de la rosée du matin. Il prend des photos avec son petit appareil Leica, il n’est pas le seul, des photographes professionnels sont là aussi, avec leur trépied et leur gros boîtier, et quelques amateurs aussi qui ont des appareils portatifs à soufflet, ils se photographient les uns les autres devant les arbres qui commencent à peine leur grande parade blanche. C’est une immense fête, tout le monde rit et se félicite, on dirait un mariage ou un gigantesque anniversaire. Il y a des petits attroupements devant tous les arbres du quartier et dans tous les jardins publics, à Koishikawa Kôrakuen, à Kiyosumi Teien, au parc Ueno, lieux de rencontres et de fêtes. Les fleurs de sakura sont là, le miracle a commencé, il va encore continuer et s’intensifier, les fleurs vont peu à peu s’ouvrir, elles seront de plus en plus vastes, et les lourdes branches de plus en plus blanches.
Partout dans la ville les nuages de fleurs immaculées se détachent sur le ciel bleu, et quand Ozu prend le train pour aller vers le sud, pendant tout le trajet, le long des rails il voit des cerisiers éclatants. À Kita-Kamakura, avant et après la petite gare au toit si pentu, les branches éblouissantes forment une immense ombrelle de lumière et de parfums au-dessus des quais.
Oui, c’est un miracle, un événement magnifique qui ne dure que quelques jours, et pendant ces quelques jours chaque fois qu’il admire les cerisiers il prie pour l’âme des disparus, il pense à son père, à son neveu, à tous ceux qui sont morts depuis des millénaires, à ceux qui hélas mourront encore pendant des millénaires puisque la règle ici-bas est de céder sa place après un temps donné, la règle folle de l’humanité c’est chacun son tour. Au moins, pendant cette petite semaine des sakura, pendant la floraison des prunus, le temps ferme sa boucle et les vivants cèdent un moment leur place aux morts, une petite poignée de vivants se recueille pour permettre à des milliards de morts d’aspirer quelques bouffées d’air frais. Les disparus ressuscitent sur les branches des arbres et jouissent du soleil et du ciel. Puis le vent, lentement, rend leur âme à la terre : les fleurs tombent.
Lorsqu’il n’y a eu ni vent violent ni pluie, ou lorsque le cerisier est dans un endroit abrité, et Ozu connaît plusieurs de ces endroits, dans des jardins à Tokyo, ou près de son auberge favorite plus au sud, les fleurs ne chutent que le jour où elles sont fatiguées. Il reste longtemps assis sur le pas de la porte, sous l’auvent de l’auberge, à regarder les fleurs tomber une à une, en pluie lente et régulière, pluie de perles disait l’écrivain français, petites averses de neige épisodiques en plein printemps, et s’il osait il irait s’asseoir sous l’arbre pour avoir le visage baigné par les fleurs, mais il y sent un sacrilège, les fleurs doivent rejoindre directement le sol, la brise les accompagne, les aide à rejoindre la terre où se mêlent depuis toujours les cendres des disparus, la vie vient de la poussière et elle revient à la poussière. Mais durant ces jours où les fleurs ont pu s’accrocher aux branches des cerisiers, étincelantes sur le ciel bleu, il a été heureux.
Marc PAUTREL
©2016 by Marc Pautrel/Ed. Louise Bottu/Tokyo Time Table
Mais durant ces jours où les fleurs ont pu s’accrocher aux branches des cerisiers, étincelantes sur le ciel bleu, il a été heureux.
Hara Setsuko, Printemps tardif 原 節子、「晩春」 (1949)