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NAKAGAWA Hisayasu              par Michaël FERRIER 

Nakagawa, Introduction à la culture japonaise, PUF, 2005

LA THÉORIE DU DOUBLE ÉCLAIRAGE

FRANCO-JAPONAIS

 

l' « Essai d'anthologie réciproque » de Nakagawa Hisayasu

Michaël FERRMichaël FERRIER, 

Dans Japon : la Barrière des Rencontres,

éd. Cécile Defaut, 2009,

p. 227-231.

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中川 久定

 1931-2017

Nakagawa Hisayasu, Tokyo Time Table

Presses Universitaires de France, 2005

Ombrelle rouge

   Préambule                                                                  

 

   1. LE MONDE PLEIN ET LE MONDE VIDE

 

   2. TRADUIRE L'IDENTITÉ                                        

   3. LOCOCENTRISME                                     

 

   4. DU PARTAGE RELIGIEUX                                             

   5. LA VÉRITÉ SANS SUJET

 

   6. LA MORT EN FUSION                                      

 

   7. ENDROIT ET ENVERS                                    

 

   8. TIRER SANS VISER                                   

 

   9. DU PRINCIPE PANOPTIQUE I    

                     

   10. DU PRINCIPE PANOPTIQUE II  : LA MISSION IWAKURA

   11. LES ARTS JAPONAIS : JUXTAPOSER POUR ENRICHIR  

   12. LE NU TOUT NU ET LE NU CACHÉ  

Au-delà du plaisir de lecture et des informations pratiques qu’il fournira aux curieux de la culture japonaise, ce livre est aussi un véritable plaidoyer théorique pour l’introduction de l’altérité dans l’usage de la pensée. 

En hommage à mon ami Nakagawa Hisayasu,

mort le 18 juin 2017 à Kyōto.

       Introduction à la culture japonaise : sous ce titre modeste sont réunis douze textes d’une lecture passionnante. Rédigé au Japon, mais en français, par un professeur japonais de l’Université de Kyōto, le livre se présente joliment comme un « Essai d'anthropologie réciproque »... De quoi s’agit-il ? Donner à lire la culture japonaise sous un « double éclairage » japonais-français, « une source lumineuse venue de France venue compléter et enrichir l’éclairage nippon ». Paru dans « Libelles », la collection de François Jullien aux Presses Universitaires de France (PUF), l’ouvrage se trouve ainsi en amitié avec la belle expression du philosophe français : « Penser de l’extérieur ». Prenant le contrepied des discours faciles sur « la rencontre des cultures », Nakagawa Hisayasu constate en effet que, pour donner une chance à quelque rencontre d’exister, à quelque dialogue de se nouer, il faut trouver un troisième lieu d’où l’on puisse éclairer, à l’aide du « double éclairage », les présupposés et les impensés des deux partis. C’est dans cette « position médiane » – ni japonaise ni française, ou en même temps l’une et l’autre – qui permet « d’un côté d’observer le Japon avec recul et d’un autre côté de considérer la France sans avoir recours aux clichés », qu’il a choisi de se situer.

       L’entreprise est séduisante, mais difficile. L’auteur a indéniablement les moyens de la mener : spécialiste mondialement réputé du XVIIIe siècle, auquel il a déjà consacré un livre remarquable en s’appuyant sur la même stratégie philosophique (Des Lumières et du comparatisme. Un regard japonais sur le XVIIIe siècle, PUF, coll. Écriture, 1992), il est à l’aise dans les deux cultures, passant avec souplesse d’un pays à l’autre, d’une langue et d’un univers de références à l’autre. Muni de cette méthode, il aborde des domaines variés : psychanalyse – la plupart de ces textes sont parus dans le magazine L’Ane, organe du Champ freudien – mais aussi la philosophie, la religion et les arts, et il se penche sur des questions cruciales comme celles de l’identité, la mort, le statut du sujet ou de la vérité dans la culture japonaise. Clairs, didactiques, courts (4 à 15 pages), ses textes esquissent à petites touches de nombreuses pistes, comme les deux chapitres sur « le principe panoptique » qui revisitent Foucault sous un jour japonais.

Nakagawa, Des Lumières et du comparatisme, PUF, 1992
Un regard japonais sur le XVIIIe siècle (ici, Rousseau), ルソby斬舞滅貴

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by

PUF, 1992

Un regard japonais sur le XVIIIe siècle (ici, Rousseau)

       La prose de Nakagawa se lit de plus avec plaisir, semée d’anecdotes personnelles qui lui donnent un ton plaisant sans lui ôter de sa profondeur : une annonce dans un aéroport, une tracasserie administrative, une interdiction de fumer énoncée en des langues différentes lui donnent l’occasion de développements où la réflexion se trouve soutenue par un humour discret qui stimule l’intelligence. On lira pour s’en convaincre l’étonnant chapitre intitulé « Tirer sans viser », qui relie les mésaventures d’un tireur à l’arc allemand à la philosophie de Nishida Kitarō  (西田 幾多郎), en pointant au passage les insuffisances des outils d’analyse européens pour toute une palette d’expériences humaines aujourd’hui impensables dans la tradition aristotélicienne, corsetée dans la stricte distinction entre « contemplation » et « activité » (arts du geste, tir à l’arc, calligraphie...).

       « Lococentrisme » (pensée du lieu), « climat uniformisateur » et « merveilleuse capacité d’identification », importance du vide et souci du détail, érotisme de la suggestion et art de la juxtaposition : chapitre après chapitre sont ainsi décrits des traits fondamentaux de « la culture japonaise », sans que celle-ci soit cependant enfermée dans des catégories réductrices ou outrancièrement essentialisée, tant l’auteur s’applique à les présenter comme des points de repère et à les appuyer sur des exemples précis. Ces exemples, toujours soigneusement commentés, sont empruntés aussi bien à des œuvres littéraires qu’à des pratiques sociales, et abordent des sujets absents de la plupart des livres sur le Japon : le bentō (弁当, plateau-repas japonais), la musique japonaise ou l’art de l'encens (kōdō香道). C’est sans doute dans le domaine artistique cependant que les analyses de Nakagawa – ancien directeur du Musée national de Kyoto – sont les plus détaillées et les plus stimulantes, notamment dans les deux derniers chapitres du livre, « Les arts japonais » et « Le nu tout nu et le nu caché », qui s’interrogent sur l’existence d’ « une spécificité de l’art japonais qui le singulariserait par rapport à l’art européen », et se concluent par une magistrale comparaison d’un nu de François Boucher et de trois estampes d’Utamaro.

Chikanobu Toyohara, triptyque, 1897 /周延豊原、3枚組「千代田之御表 流鏑馬上覧」1897年

Chikanobu Toyohara, triptyque, 1897 /周延豊原、3枚組「千代田之御表 流鏑馬上覧」1897年

       Le pari du livre est tenu jusqu’au bout : Maruyama Masao et Augustin Berque, Diderot et Nakae Chômin, L’odalisque brune de Boucher et La longue robe blanche d’Utamaro, références françaises et japonaises – certaines inédites en France – s’entrecroisent pour tracer la figure d’un Japon loin des stéréotypes narcissiques et des clichés exotiques, Japon non conforme, où « l’ouverture aux civilisations étrangères, la tolérance et la juxtaposition d’éléments culturels divers restent une caractéristique et une tendance fort marquée (...) dans le domaine religieux, mais aussi artistique, voire culinaire ». De cette tendance, il en fait la preuve ici, Nakagawa Hisayasu est lui-même est un représentant exemplaire.

       Mais au-delà du plaisir de lecture et des informations pratiques qu’il fournira aux curieux de la culture japonaise, ce livre est aussi un véritable plaidoyer théorique pour l’introduction de l’altérité dans l’usage de la pensée. Il montre que la méthode du « double éclairage », lorsqu’elle est appliquée avec tant d’érudition et de précision, possède au moins deux atouts, qui conjuguent leurs effets et vont bien au-delà d’une simple comparaison de surface : tout d’abord, elle redonne du tranchant à certains problèmes philosophiques en laissant voir, par décalage et comme par effraction, les présupposés qui les portaient. En lisant le chapitre sur « La mort en fusion » de Nakagawa par exemple, on s’aperçoit combien il n’y a pas de vision univoque de la mort et qu’une autre conceptualisation que celle de la dramatisation ou du salut, si prégnantes dans la philosophie européenne, peut se déployer dans la pensée. Ce faisant, l’embranchement avec la culture japonaise réintroduit du jeu dans la pensée, l’inquiète dans ses présupposés, lui redonne du branle, la remet en mouvement. Cette Introduction à la culture japonaise est aussi une bien belle invite à l’exercice de penser.

François Boucher, L'odalisque brune, 1743 / フランソワ・ブーシェ、褐色のオダリスク、1743年

François Boucher, L'odalisque brune, 1743 / フランソワ・ブーシェ、褐色のオダリスク、1743年

Kitagawa Utamaro, estampe érotique (shunga), 1788 / 喜多川 歌麿、春画、1788年

Kitagawa Utamaro, estampe érotique (shunga), 1788 / 喜多川 歌麿、春画、1788年

Michaël Ferrier, Japon : la Barrière des Rencontres, 2009

 Michaël FERRIER    

 

 

 

 

 

 

©2009 by Michaël Ferrier/Japon : la Barrière des Rencontres, Editions Cécile Defaut/

version révisée 2017 Tokyo Time Table

Tir à l'arc au Japon, Nakagawa Hisayasu

Autres textes de Nakagawa Hisayasu disponibles en français

Introduction à la culture japonaise, réédition 2015

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L'image de l'autre vue d'Asie et d'Europe, édité par Jochen Schlobach et Nakagawa Hisayasu,  Champion, 2007

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L'esprit des Lumières en France et au Japon, Champion, 2015

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Mémoires d'un «moraliste passable», Centre international d'étude du XVIIIe siècle, 2007

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Centre international d'étude du XVIIIe siècle,

2007

       Cependant, si j'ai toutefois quelque chose à dire, c'est peut-être parce que j'appartiens à la première génération de chercheurs japonais en sciences humaines à vouloir protester contre les travers du Japon. En effet, la plupart des spécialistes japonais sont uniquement préoccupés de se forger une réputation à l'intérieur du pays, dans un « marché fermé ». Fiers et heureux d'être les clairons des maîtres à penser occidentaux, grands et petits, tout au plus se contentent-ils d'ajouter des remarques personnelles à leurs oracles. Il existe aussi un autre courant extrême, celui des chercheurs en philosophie, en histoire et en littérature qui proposent leur doxa sans aucun souci de vérification afin de faire valoir leur prétendue originalité. Originaux, certes ils le sont, mais seulement dans le sens où ils poussent la singularité jusqu'à se rendre ridicules auprès des vrais chercheurs, aussi peu nombreux soient-ils. Personne ne tiendrait compte de leurs opinions dans un forum international. Pour ma part, quoique très souvent étouffé et blessé, il me fallut pourtant marcher résolument contre ces vents souvent violents. Personne ne s'aperçut d'ailleurs du chemin inverse que j'empruntai, car jamais je ne criai ni ne m'agitai de façon tapageuse. Aimant à vivre modestement et dans l'incognito, je me range à l'avis de Diderot qui, à l'âge de soixante ans, écrivait : « On ne pense, on ne parle avec force que du fond de son tombeau : c'est là qu'il faut se placer, c'est de là qu'il faut s'adresser aux hommes ».

(...)

       Que je serais heureux si, avant de mourir, je pouvais dire comme le vieux Diderot : malgré la « médiocrité » dans tous les genres, « je me crois passable moraliste, parce que cette science ne suppose qu'un peu de justesse dans l'esprit, une âme bien faite, de fréquents soliloques et la sincérité la plus rigoureuse avec soi-même ».

Nakagawa Hisayasu,

Mémoires d'un « moraliste passable »

Nakagawa Hisayasu, 1931-2017 中川 久定先生

Nakagawa Hisayasu, 1931-2017

中川 久定先生

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