William Turner, Snow Storm - Steam-Boat off a Harbour's Mouth, vers 1842
(Bateau dans une tempête de neige)
Tate Museum, Creative Commons CC-BY-NC-ND (3.0 Unported)
Il n’y avait plus de patience qui pût s’y résigner.
Nous étions à bout de souffrance.
Tout le monde criait : « Où va-t-on ? »
(Naufrage de la Nef São Paulo, à l'île de Sumatra, 1561)
En hommage à mon ami Bruno Mathon,
mort du virus Covid-19 le 3 avril 2020,
à l'hôpital Cochin, Paris
Ce sont des temps turbulents et curieusement immobiles. Au mois de mars 2011, après le grand séisme, le tsunami et la catastrophe nucléaire du Japon, nous avions loué une camionnette remplie de vivres, de bouteilles d’eau, de vêtements, de soupes en sachets et de nouilles lyophilisées. Puis nous étions montés dans le nord pour les apporter aux rescapés de Fukushima qui, après avoir subi le tremblement de terre et la puissance de la vague, s’entassaient dans des refuges de fortune sous le joug de la lèpre radioactive, une contamination aussi invisible que celle du virus. C’était dérisoire, mais je ne me sentais pas tout à fait inutile. Aujourd’hui, difficile de partir sur les routes pour monter au front de cette étrange bataille… C’est une des difficultés de la situation, et son paradoxe : tandis qu’un petit nombre risque littéralement sa peau, l’immense majorité n’est appelée à combattre que d’une seule manière : en ne bougeant pas – héroïsme curieux, consistant précisément à ne rien faire.
« Le hasard, qui peut être surprenant comme la rencontre d’une chauve-souris et d’un pangolin sur un lit de réanimation, fait parfois bien les choses : quand la pandémie a commencé à se répandre sur la planète, j’étais en train de lire les Histoires tragico-maritimes (Éditions Chandeigne, 1992), trois récits de naufrages où, sur des mers variées, les hommes meurent par milliers. »
Ce à quoi nous assistons depuis quelques semaines porte un nom : c’est un naufrage. Le hasard, qui peut être surprenant comme la rencontre d’une chauve-souris et d’un pangolin sur un lit de réanimation, fait parfois bien les choses : quand la pandémie a commencé à se répandre sur la planète, j’étais en train de lire les Histoires tragico-maritimes (Éditions Chandeigne, 1992), trois récits de naufrages où, sur des mers variées, les hommes meurent par milliers. Ces trois récits portugais sont d’un autre temps (le XVIe siècle), dans un contexte socio-politique différent (à l’aube de la mondialisation des transports, aujourd’hui si avancée) et où la maladie ne joue qu’un rôle parmi d’autres. Pourtant, il n’est pas inutile de prêter l’oreille à ces témoignages des rescapés. Écrits dans une langue précise et sobre, ils voguent littéralement sur une mer déchaînée pour traverser les siècles et se porter jusqu’à nous. Que nous disent-ils ?
Sur la côte de Guinée, les pluies et les orages pourrissent les cordages et rongent les corps : les maladies et les fièvres sont monnaie courante. Le capitaine de la nef São Paulo déplore l’impréparation des institutions : par mesure d’économie, les pharmacies de Lisbonne ne fournissent aux navires que « quatre onguents, et encore peu utiles » : « on se dispense de leur donner d’autres choses très nécessaires pour la vie et la santé des hommes, sans lesquelles, bien que ce ne soit pas une affaire et qu’elles coûtent si peu, ils ne peuvent être bien soignés. »
Très vite, la tempête frappe. C’est une sorte de noyade : au début, on croit qu’on peut encore s’en tirer. Puis le temps se cabre, il entre dans une fureur folle. Bientôt, les voiles sont en lambeaux, les amarres hors d’usage, les cordages usés, la quille disloquée. C’est l’état d’urgence, sa spirale infernale : « on remédie au moindre mal présent pour s’exposer plus tard au pire. » Tout manque, alors qu’on disait avoir tout prévu, les mâts, les planches, les agrès, les voiles et jusqu’aux câbles et aux clous. Le gouvernail est détraqué, la gouvernance en échec.
« La catastrophe nous dénude :
elle montre la pauvreté de notre imaginaire économique, découvre les défauts du fonctionnement politique
comme nos fissures les plus intimes.
Elle révèle le caractère au fond inadmissible
de notre organisation du monde »
Les réactions des uns et des autres forment une sorte de florilège du désastre, où l’on pourra reconnaître les bas-fonds de la nature humaine, dans toute sa diversité. Quand certains marins voient approcher la trombe, cette double colonne sinueuse en forme d’entonnoir qui tourbillonne à une vitesse folle, ils lui tirent dessus au canon pour la faire s'écrouler. « C’est la guerre ! », proclament-ils, grandiloquents, eux qui précisément n’en ont jamais connue aucune. D’autres montent sur la proue, munis d’épées nues ou de bouts de ferraille, qu'ils battent les uns contre les autres en croix en invoquant le diable, un peu comme l’archevêque du Panama, bénissant son diocèse par hélicoptère pour le protéger du virus. D’autres encore ouvrent les barils, piquent dans les caisses, pillent les coffres. Couardise ou convoitise ? « Leur intérêt les touchait plus, assurément, que le bien commun », commente le capitaine, avec élégance autant que pertinence.
Dans ce contexte, qui garde la tête froide ? Sur qui repose la survie ? Eh bien, sur « quelques hommes honorables ». Ce sont ceux que le capitaine appelle, avec une simplicité qui sonne encore juste aujourd’hui, les honnêtes gens. Regardons-les se démener pour éviter le pire : « avec une sympathie fraternelle et une affection générale pour tous et particulière à chacun, ne refusant jamais, à aucune heure du jour et de la nuit, de subvenir à leurs besoins et souffrances, sans jamais rien recevoir en échange ni réclamer la valeur d’un fétu. » On l’aura compris, dans la crise actuelle, ce sont en premier lieu les soignants (hôpitaux, cliniques, EPHAD...), qui sont ces « hommes – et femmes – honorables ». Tandis que leurs ancêtres du XVIe siècle voguaient sur un bois pourri, « seulement séparés de la mort par l’épaisseur d’une planche », ils n’ont parfois pas un simple masque à poser entre la mort et eux. Qu’importe : « ils courent aux agrès et font ce qu’il faut. »
Mais les récits du naufrage n’ont pas seulement valeur de témoignage. « Après des tourmentes des épreuves et des mésaventures innombrables », le 27 avril 1561, après avoir marché plus de six cents lieues, bu de l’eau croupie et mangé du singe, les survivants arrivent au port de Banda, aux îles Moluques, sans vêtements sur la peau et couverts de blessures. Récupérés par une escadre portugaise, ils sont reçus comme des revenants de l’autre monde. Le capitaine a alors cette phrase troublante : « Mieux vaut posséder moins sur la terre que de traverser la mer pour des biens si transitoires et de si peu de durée. »
Ainsi, loin de ses grands rêves de conquête et de commerce, le capitaine en est réduit au constat terrible d’un monde littéralement à bout de souffle, en perdition. La catastrophe nous dénude : elle montre la pauvreté de notre imaginaire économique, découvre les défauts du fonctionnement politique comme nos fissures les plus intimes. Elle révèle le caractère au fond inadmissible de notre organisation du monde, et nous invite à retrouver un espace où le corps et la pensée puissent à nouveau circuler autrement.
Michaël FERRIER
©2020 by Michaël Ferrier, éd. Gallimard
Dessins Bruno Mathon
Tokyo Time Table 2022
Références électroniques :
http://www.tokyo-time-table.com/naufrage-virus-covid-19-corona-gallimard