Maurice PINGUET
Le Temps de l'Amour et de la Révolte
Voyage à Tokyo
d'Ozu
Affiche française du film
Le Texte Japon, Seuil, 2009
Voyage à Tokyo (「東京物語」, Tokyo monogatari) est un film de 1953 avec Higashiyama Chieko, Chishû Ryû et Hara Setsuko, considéré comme un des grands chefs d'oeuvre d'Ozu et du cinéma mondial. Le scénario est disponible dans une traduction de Michel et Estrellita Wassermann, aux Presses Orientalistes de France, 1986.
Ce texte de Maurice Pinguet est un des tout premiers parus en France sur le cinéma d'Ozu, dans un journal français non identifié, à l’occasion de la sortie du film au cinéma Saint-André-des-Arts et à l’Olympic Entrepôt en 1978. C'est aussi un des plus pertinents : Pinguet vient alors de passer dix ans au Japon, d'abord comme lecteur à l'université de Tokyo, puis comme directeur de l'Institut franco-japonais de Tokyo, où il fera venir notamment Roland Barthes (qui lui dédicacera L'Empire des signes) et Michel Foucault - il sait de quoi il parle. Il retournera d'ailleurs au Japon dès l'année suivante, où il mourra 16 avril 1991, après avoir vécu 22 ans dans l'Archipel.
Longtemps méconnu, ce texte fut enfin repris dans Le Texte Japon, un recueil de textes introuvables et inédits publié en 2009 aux éditions du Seuil. Nous le republions ici aujourd'hui, sous son titre original : « Le Temps de l’amour et de la révolte ».
Michaël Ferrier
Voilà donc une œuvre que le bavardage de l’actualité a négligée,
voilà l’œuvre inactuelle d’un auteur mort depuis quinze ans...
Admirable film que ce Voyage à Tokyo, tendre et déchirant, qui nous fait entendre la paisible rumeur de la vie, parfois traversée d’un cri étouffé. Après un retard d’un quart de siècle, ce film d’Ozu parvient aujourd’hui en France. Voilà donc une œuvre que le bavardage de l’actualité a négligée, voilà l’œuvre inactuelle d’un auteur mort depuis quinze ans, qu’il convient d’accueillir sans bruit, dans l’accord tacite d’une entière approbation.
Je ne connaissais rien d’Ozu, sinon peut-être son nom, vaguement. Mais j’ai ressenti dès les premières images un charme pénétrant. Était-ce la nostalgie de retrouver dans toute sa vérité ce Japon des années cinquante où j’ai passé, si cette expression a un sens, les « plus belles années » de ma vie ? Non, je crois que le charme d’Ozu tient à la nostalgie même de la vie, qui toujours survit à son passé. Ce n’est pas tant du Japon qu’il nous parle que du temps lui-même, et du vide qu’il creuse en nous. Son propos n’est pas de raconter une histoire, mais de retracer la dérive de toute histoire. Rien d’autre en ce film ne se passe que le temps qui passe, et qui, d’un mouvement tranquille et brutal, disperse l’intimité, étouffe la tendresse et enlise les corps. Un couple âgé veut rendre visite à ses enfants installés à Tokyo ; au retour, la mère meurt : voilà toute l’histoire en une phrase. Ce film ne peut pas se résumer. Son charme ne tient pas à une intrigue, à l’agencement d’événements attachants. Le seul événement qu’il retrace, c’est l’effacement, la mort inévitable et attendue, en ce qu’elle a de plus âpre : l’agonie, et dans toutes ses formes estompées et sournoises : l’éloignement, la fatigue, la solitude, l’oubli, l’indifférence, l’habitude, la séparation.
Cette culture a entrepris obstinément d’élaborer l’art le plus difficile peut-être,
en tout cas le plus précieux,
qui est l’art d’être ensemble.
C’est donc l’ordinaire du réel, la pure quotidienneté recueillie et rédimée sous un regard proche et familier que donne à voir le film d’Ozu. Rien d’étrange ici, rien d’hétérogène : c’est la banalité même devenue sublime. Je pense, par opposition, aux images de Fellini, où toujours grouille l’extraordinaire, où le regard se laisse fasciner par quelque monstre inouï, par telle ou telle difformité bouleversante, cinéma d’émerveillement – rêve, cauchemar, fantasme, cinéma de tous les désirs. Ozu se situe aux antipodes, comme la vérité d’un autre Jérôme Bosch. Son seul monstre, mais invisible, est le temps. Et le seul désir auquel il réponde, c’est un désir bien tard advenu parmi tous les autres, mais une fois né inextinguible : le désir de vérité. Cet art n’est qu’une forme parfaite de l’attention silencieuse à toute réalité. L’effet de vérité n’est pas moins décisif en art que dans les sciences ou dans l’histoire. Peut-on être ému par ce qui n’est pas vrai, par ce qui ne touche pas en nous une vérité dont nous prenons conscience ? Depuis que l’art n’a plus de règles, depuis qu’il n’a plus ni foi ni loi pour le guider, la seule vérité peut lui donner un sens et commander son destin.
Chaque trait sensible, chaque scène, chaque plan, chaque mot et chaque geste, tout ici est d’une vérité entièrement convaincante. Ainsi, d’une image à l’autre, chaque détail étant juste, bien des aspects de la vie japonaise se laissent comprendre, comme si une lumière intelligible venait les éclairer sous nos yeux. Nous entrons dans l’intimité de ces intérieurs étroits mais ouverts, légers et comme dépliables, nous prenons position dans l’espace familier où se succèdent les repas, les conversations, les sommeils. Nous assistons à l’échange réglé des saluts et des propos, à toute cette fête de courtoisie et d’aménité dont les mouvements sont inscrits dans le corps japonais, nous suivons la procession des signes et des rites de civilité. Et nous comprenons que cette culture a entrepris obstinément d’élaborer l’art le plus difficile peut-être, en tout cas le plus précieux, qui est l’art d’être ensemble.
Entre les êtres qui se sont aimés, les liens se dénouent s’ils ne se brisent pas,
toutes les intensités se nivellent...
Entre la révolte et le renoncement, de quel cœur accueillerons-nous cette loi du temps
qui est l’étoffe même de notre vie ?
Dans ce contexte codifié, le moi semble s’effacer. Dans la phrase japonaise, le sujet grammatical est le plus souvent sous-entendu et lorsqu’il s’énonce, c’est comme une circonstance du prédicat entre d’autres, sans priorité. Ainsi le moi japonais, dans l’étoffe du symbolique, s’indique par intermittences à travers les propos de convention et de convenance. Les personnages d’Ozu se plaisent à échanger ces formules sans contenu, dôzo yoroshiku, sumimasen, nani mo nai desu ga, et tant d’autres, qui ne sont que les purs indices de socialité où s’estompent les sujets pris dans une situation commune. Les sous-titres s’efforcent maladroitement de trouver des équivalents français, tâche impossible aux résultats parfois ridicules. Mais dans la symphonie des signifiants bien composés, le sujet se laisse deviner de place en place à une inflexion de la voix, à la fixité d’un regard, un remous se propage dans l’ample broderie des motifs rituels et sans se traduire jamais, il se trahit toujours, il ne cesse de faire retour comme symptôme dans la continuité du signifiant et de hanter l’implicite.
À travers ce regard posé sur la réalité japonaise, Ozu s’attache à une plus amère vérité où se résume la dialectique de l’amour et du temps, qu’aucune civilisation quels que soient ses mythes et ses rites, ne réussit à esquiver. Entre les êtres qui se sont aimés, les liens se dénouent s’ils ne se brisent pas, toutes les intensités se nivellent sous l’effet de l’inexorable entropie. Entre la révolte et le renoncement, de quel cœur accueillerons-nous cette loi du temps qui est l’étoffe même de notre vie ? Ce que les parents maintenant vieillis rencontrent à Tokyo chez leurs enfants devenus adultes, à leur tour mariés et retranchés dans leurs soucis de profession, c’est, une fois passée l’animation du premier accueil, la simple indifférence qui, plus cruellement que toute querelle, leur signifie en silence qu’ils ne sont pas ici tout à fait à leur place et leur enjoint, sans violence mais sans recours, de regagner leur solitude, leur éloignement, désormais dépouillés des illusions dont leur tendresse pouvait se flatter. Tout cela, que la lucidité d’Ozu détaille avec patience, nous est indiqué sans jamais être dit, tout repose dans l’implicite, comme en suspens, mais tout est compris par chacun sans jamais être formulé.
Ce que les parents maintenant vieillis rencontrent à Tokyo chez leurs enfants devenus adultes,
à leur tour mariés et retranchés dans leurs soucis de profession,
c’est la simple indifférence qui,
plus cruellement que toute querelle,
leur signifie en silence qu’ils ne sont pas ici tout à fait à leur place
À vrai dire, cette indifférence n’a rien qui puisse révolter, n’est-elle pas dans la droite nature des choses ? Même si les parents sont victimes, aucun des enfants ne devrait se sentir coupable. Fatalité du cœur humain, l’infidélité a été comme légitimée par l’idéologie issue du confucianisme. Selon l’enseignement du Livre de la piété filiale [1], les enfants sont supposés avoir reçu de l’amour des parents un don tellement inestimable, la vie, qu’aucune gratitude ne pourra jamais le rendre, aucun sentiment lui répondre. La situation de l’enfant est paradoxale : il a une dette à acquitter, mais il ne peut se flatter de pouvoir payer son dû à ses créanciers. Il doit donc devenir géniteur à son tour afin de rembourser la vie qu’il a reçue dans la vie qu’il va donner. Les générations peuvent ainsi former une chaîne où le nom du père se perpétue et où la vie se transmet sous la forme d’une dette. La reproduction ne fut donc pas, comme en Occident, consacrée par la loi d’un Père initial dont la malédiction pesait sur toute chair hors du sacrement. La sexualité d’Extrême-Orient ne fut pas vécue sous la menace de la faute mais dans l’horizon de la dette. Cette procédure de remboursement symbolique suffit fort bien à raisonner le désir et à inscrire ses effets dans l’ordre commun. En vue de la succession des générations, l’infidélité des enfants était donc admise, dans la limite des usages, elle n’avait rien de révoltant. Ce qui d’eux était attendu, c’était l’obéissance, le respect, non l’amour. Ils ne connaissaient pas ce Dieu jaloux, Père et Seigneur, qui nous fit une loi de le craindre et de l’aimer.
« Les générations peuvent ainsi former une chaîne...
où la vie se transmet sous la forme d’une dette ».
[1] Le Hsiao-king (Livre de la piété filiale), IVe-IIIe s. avant J.-C., est attribué à Tsen tse, et parfois à Confucius. Inclus dans les textes canoniques dès l’époque des Han (206 av. J.-C.-220 ap. J.-C.), il jouissait d’une grande faveur auprès des lettrés, notamment en raison de son efficacité contre les démons, comme le rappelle Jean Lévi dans son Confucius, Pygmalion, 2002. On peut le consulter en édition bilingue français-chinois, avec la traduction du père Cibot de 1779 : Livre de la piété filiale, éd. de R. Pinto, Seuil, 1998.
Frontispice du Livre de la Piété filiale (孝經), Niu Shuyu
Source : Metropolitan Museum of Art, New York
Cependant, au Japon comme en Europe, l’avènement de la famille restreinte, qu’implique l’accumulation privée du capital et l’installation d’une bourgeoisie moderne, a entraîné le déséquilibre de l’ordre idéologique immanent à la famille traditionnelle et la confusion des sentiments primordiaux. Là-bas autant qu’ici (et dans cette famille d’Ozu, aucun sentiment n’apparaît que nous pourrions ne pas avoir vécu dans la nôtre), l’implosion œdipienne, en rapprochant les cœurs sinon les corps, a survolté le vécu familial : l’intimité s’est approfondie, la passion réciproque des parents et des enfants s’est attisée, avec des effets ambivalents de révolte et d’attachement, de fuite et de captation. De ces effets, l’œuvre de Proust a fixé l’immortel tableau : entre la mère et le fils, les liens d’une tendresse chaste et inapaisable installent un rapport sans issue, largement narcissique, tout alourdi d’une culpabilité imaginaire : « Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l’inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme ». Le tendre attachement, tout autant que la passion tragique, est principe de ruine, puisqu’il use, vieillit et détruit le corps et le cœur aimant. Devant l’effet pourtant inévitable du temps, se sentir totalement coupable, c’est à quoi aboutir l’ambivalence œdipienne de l’enfant grandi qui fut trop aimant pour accomplir le devoir d’infidélité que l’idéologie traditionnelle et la famille ouverte d’autrefois rendaient moins difficile.
Rappelons-nous qu’Ozu, non plus que Proust, ne sut jamais quitter la maison de son enfance : sourd au thème confucéen de la dette à transmettre, il renonça au mariage et vécut avec sa mère jusqu’à la fin. Cependant, ses personnages accomplissent le devoir d’infidélité auquel il ne sut pas lui-même se résoudre. Et dans ce film, s’il est question comme dans Proust du temps, de l’amour et de l’oubli, ce n’est jamais avec les accents de culpabilité et de profanation qui traversent les cercles œdipiens de cet enfer où notre Dante moderne a su dévoiler l’autre visage de paradis de tendresse. Dans l’œuvre amère mais apaisante d’Ozu, l’indulgence n’est jamais refusée aux cruautés impersonnelles de la vie. Pourtant, devant la mort, le mouvement d’un cœur aimant est d’abord la révolte. C’est ainsi que le fils d’Osaka, de tous le plus négligé mais le plus aimant sans doute, refuse les perspectives d’apaisement que lui ménagent les rites religieux – le martèlement des gongs, l’incantation bouddhique – tout ce qui fait du mort un défunt comme les autres. Il lui apparaît qu’à travers la cérémonie, sa mère lui échappe un peu plus. À la commémoration commune et générale, il oppose la mémoire directe, sans médiation, duelle comme l’amour de personne à personne. Il se laisse tenter (se sent-il trop coupable ?) par une douleur sauvage mais vivante, que les manœuvres du symbolique ne viendront pas conjurer, sublimer, effacer.
L’amour a horreur de la mort, l’amour voudrait l’éternité – et au fantasme d’un amour éternel, l’Occident éternel a donné ce nom : Dieu. Mais nous, trop humains, aimons-nous vraiment sans l’échéance de la mort ? Un Dieu même, pourrions-nous l’aimer s’il ne devait mourir ? Toujours rétrospectif, l’amour humain est le retour sans cesse menacé d’effacement d’un premier moment qui s’éloigne. Il est, dans sa profondeur, dans sa distance, nostalgie. Il s’accomplit moins dans l’espérance et dans la joie que dans l’amertume et le désespoir, à condition d’imaginer (ce que notre culture a toujours interdit) un désespoir serein, comme celui dont le bouddhisme eut l’intuition, – l’Éveil dans le renoncement.
Personne en vérité n’aime, qui n’apprend à aimer jusqu’à l’abnégation. C’est ainsi qu’à la révolte du fils répond implicitement, dans le film d’Ozu, la résignation du père : c’est à ce visage lisse et silencieux, où semble parfois se dissoudre un imperceptible sourire, qu’il faut laisser le dernier mot. Il permettra, lui, à la morte de mourir, et, s’il se peut, il permettra à la mort même de mourir, en cessant d’être un lieu imaginaire pour redevenir le pur et simple néant. Ce n’est pas qu’il aime moins – et d’ailleurs, à qui plus durement qu’à lui la défunte manquera-t-elle ? Mais l’abnégation est moins difficile à qui sait maîtriser la culpabilité. Une heure après la mort de sa femme, il peut sortir sur sa terrasse pour voir se lever le soleil : cette journée d’été sera très belle et très chaude. À sa belle-fille, veuve depuis huit ans, il répètera d’oublier. Nous croyons résister à l’oubli au nom de l’amour, mais s’il nous fait horreur, cet oubli où tout s’achève, où les morts meurent pour la dernière fois, c’est à partir de notre culpabilité – et la douleur que le souvenir nous apporte, nous l’accueillons, nous la savourons comme une expiation. Le mouvement qu’ébauche sous nos yeux le personnage d’Ozu, c’est celui-là même que, dans un tout autre contexte, Nietzsche indiqua en parlant d’abolir le ressentiment à l’égard du temps et de son « il y avait ».
C’est vers cet ascétisme de cœur que peuvent nous acheminer les images d’Ozu, ces images calmes, sereines, émues, lentes et silencieuses, auquel nous devons offrir sans réserve l’accueil qu’elles viennent enfin, après tant d’années, solliciter de nous.
Maurice PINGUET
Maurice Pinguet,
Le texte Japon, introuvables et inédits,
p. 145-153
© 2009 Seuil/2021 by Tokyo Time Table
Bande-annonce du film Voyage à Tokyo (1953) d'Ozu Yasujirô.
Source : Jean Ruissan