Combat des amis avec pierres au bord du Niger, 1976
Collection Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris ©Malick Sidibé
« Ils sont là, mobiles, joyeux et savants, entre la danse et le combat. »
Prélude
TOUMAÏ
L'ÉCOLE DU DEHORS
LA GUERRE
Épilogue
EXERGUE
SONY LABOU TANSI,
Ici commence ici
« Mais ici commencent d'incorrigibles vivants. »
Sony Labou Tansi
TOUMAÏ
(PREMIÈRE PARTIE DE SCRABBLE)
EXTRAIT, p.23-24
J’eus une enfance de sable et de poussière. La vie nous avait posés là, sans crier gare, entre la savane et la steppe.
Le Tchad, pour moi, c’est d’abord le vent. Le bruit du vent. Le chien attaché au piquet par sa laisse pour ne pas qu’il dévore les poules qui picorent dans la cour devient fou à cause du vent. Ses yeux piquent et ses oreilles grattent, le vent le désagrège lentement. Peu à peu, il devient lui-même tout gris comme la poussière. C’est un pays de cailloutis et de rage.
Plus tard, bien après que les événements que je vais dire maintenant seront passés, je regarderai sur une carte dans un atlas et je comprendrai tout. Dans ce pays fermé comme une gourde, sans accès à la mer et encerclé par d’autres pays simultanément voisins et ennemis (Libye, Niger, Nigéria, Cameroun, Centrafrique, Soudan), le vent est à la fois un frisson qui circule, le porteur des bonnes et des mauvaises nouvelles et le souffle sensible du temps, qui tout apporte et tout reprend. Il soulève avec lui les pluies et le feu, la vie et la mort, la guerre et les chants.
J’eus une enfance de poussière et de vent.
« Cette période de ma vie
est importante, fondamentale même,
au sens où elle a posé les fondements de mon rapport au monde, ainsi que de mon rapport à l'art,
à l'écriture en particulier et, plus généralement,
mon rapport au vivant. »
Entretien avec Fabien Ribery,
blog L'Intervalle, 5 septembre 2019
« L'ARBRE AUX BÊTES»
SCRABBLE,
EXTRAIT, p.57-60
Il y avait à côté de la maison, dans un recoin de la cour dérobé au regard par une légère déclivité du terrain qui le plongeait dans la pénombre même au mitan de midi, un arbre dont le feuillage était littéralement constitué d’animaux les plus variés, vivant entre les branches dans un chaos invraisemblable, bataillant les uns contre les autres dans des joutes mémorables et coexistant pourtant dans une harmonie paradoxale. On eût dit un arbre d’une nouvelle espèce, donnant naissance à toutes sortes d’animaux, leur offrant le gîte et crépitant de joie. On le surnommait l’arbre aux bêtes.
Dans ses racines nichaient des tortues, intelligentes et placides, mais aussi quelques ratels, sorte de blaireaux à poil ras, de petits teigneux avec des canines blanches et des griffes aiguisées comme des rasoirs, qui se jetaient sur les testicules des piétons de passage. Son tronc abritait une colonie de fourmis, ou plutôt toute une folie de fourmis : de grosses fourmis noires, de petites fourmis jaunes, de minuscules fourmis rouges, pas plus épaisses qu’un grain de riz, qui piquaient violemment en dégageant une odeur d’acide. Son feuillage était traversé de serpents, qui sifflaient et glissaient comme des cordes. Ses branches étaient couvertes de lézards, de corbeaux et de crapauds, et son faîte était perpétuellement coiffé de quelque oiseau à collerette ou d’un aigle couronné, le poitrail blanc et le plumage foncé. Tout ce qui court, vole, saute et rampe semblait avoir trouvé refuge en cet arbre prodigieux. Les buses passaient au dessus à la vitesse du vent.
C’est ici que j’ai pris langue avec les bêtes et avec la terre, et ce négoce ne m’a jamais quitté.
(...)
Tous ces animaux suscitent en moi une pointe d’inquiétude et une violente admiration. Ils m’entraînent à voir, à sentir, ils me disent quand me méfier et quand m’enfuir, ils m’apprennent à danser et à courir. Ils sont les garants d’un certain rythme, d’une pulsation, répétitive et pourtant infiniment variée, une percussion musicale dont je sens dans ma propre poitrine battre la mesure. Surtout, sans même que j’en aie conscience, ils marquent d’ores et déjà toute mon existence d’une immense sensibilité à la nature, pas seulement dans le déploiement de ses paysages ou la contemplation de ses phénomènes, mais dans ce qu’on pourrait appeler l’incandescence de la sensation, qui est si vive dans l’enfance, et que nous ne retrouvons guère, plus tard, que dans l’expérience artistique ou l’état amoureux.
« Scrabble est un grand roman d'amour,
ou plutôt un grand roman de l'amour -
des bêtes, des gens, des mots, des choses. »
Camille LAURENS
Le Monde des livres, 20 septembre 2019
Raffi Kaiser, L'Arbre aux bêtes, dessin pour Scrabble, 2019
©Raffi Kaiser
« VIS COMME LE CHIEN !»
SCRABBLE,
EXTRAIT, p.63
« Toumaï ! Vis comme le chien ! » me lance Amaboua, la fille aînée du gardien, une jeune femme si charmante qu’on dit qu’elle peut stopper tout un troupeau de zébus par la seule grâce de son sourire. Elle m’appelle toujours « Toumaï », je ne sais pas pourquoi. Mais c’est un nom tchadien et il me plaît : j’ai l’impression grâce à elle d’être un enfant du pays.
« Les bêtes ont tant de choses à nous apprendre, Toumaï, me dit-elle sur le seuil de la case en caressant mes cheveux. Les chiens passent si facilement d’un état à l’autre – ils sont la paix même, puis se lèvent comme des ouragans. Ils ne connaissent aucune phase de réveil, ou de transition. Celles-là sont réservées à l’homme, et durent interminablement. Pour les chiens, c’est le présent, tout le temps. Les chiens sont des palpitations. Toumaï, vis comme le chien ! »
Amaboua a raison. Ce délicat petit cabri à poil fauve et blanc, cet agneau qui mâche son herbe, le museau frais, les yeux fermés, ou encore ce chat qui se cabre, le poil hérissé : je me rends vite compte qu’ils ont mille choses à me dire, presque à chaque instant de la journée. C’est ce qu’on pourrait appeler la régence des bêtes, leur gouvernement différé, leur immense savoir clandestin. Les animaux portent en eux une délégation innombrable de sciences secrètes, de connaissances cachées, de savoirs subreptices, toute une érudition occulte et pourtant transparente, à laquelle il faut tendre l’oreille si l’on veut devenir un homme digne de ce nom. Toumaï, vis comme le chien !
« Toumaï,
vis comme le chien ! »
Amaboua
Enfant et chien sur une bombe non explosée, Tigray, Ethiopie, 1991 ©Dario Mitidieri
L'ÉCOLE DU DEHORS
(DEUXIÈME PARTIE DE SCRABBLE)
EXTRAIT, p.74-81
Ce n’était pas tout de savoir lire la course des nuages dans le ciel ou le vol des oiseaux sur le fleuve, il fallait aussi aller à l’école.
(...)
Dès qu’on est dehors, la lumière change. Elle n’est plus tout à fait la même que dans le disque de la cour. Elle est plus vive et plus variée, elle gicle vers les ruelles latérales et se modifie à chaque carrefour. De grand matin, la ville est calme. La rue brûle d’un petit soleil jaune. Je vais au collège.
(...)
Alors, chaque matin, je vois très clairement la journée qui arrive, avec ses clameurs et ses personnages, sa sueur et ses espérances. J’apprends, j’entre dans la vraie vie du pays. Au Tchad, les enfants portent toujours quelque chose de plus lourd qu’eux. Ce sont de petits fagots de force, mobiles et endurants. Dès l’aube, ils sont chargés de mille trésors misérables (des dattes, des mangues, des rouleaux de corde et des morceaux de cuir, qu’ils iront vendre au marché sitôt la classe finie) – et pourtant ils semblent infatigables. De cette époque, j’ai gardé une immense estime pour les gens qui transportent quelque chose sur le dos : ce fardeau même leur donne à la fois un poids et une dignité, une gravité. Le soleil est un marteau qui frappe sans relâche et pourtant, dans cette chaleur plate, chacun reste dressé dans le ciel à sa manière propre : les femmes cambrées et fières, les hommes à la poitrine bombée, les vieillards arqués et recourbés. Le port de tête, la vigueur des hanches, la souplesse de la colonne vertébrale, la puissance du cou et la mobilité des pupilles, qui coulent sur les côtés des regards attentifs pour veiller au moindre obstacle – c’est encore tout ce qui me séduit chez un être humain aujourd’hui : une certaine cambrure de l’être, un maintien.
Mon cartable sur le dos, je dévale les chemins de terre, de boue et de pierre. Je compte les poteaux électriques : il y en quatorze plantés sur ma route, je les effleure de la main. Ce sont des poteaux de bois rêches et rugueux mais j’aime les prendre comme supports de ma course : je fonds sur eux à toute vitesse et m’y enroule en spirale pour rejaillir un peu plus loin. Parfois, je tombe à terre et je m’écorche jusqu’au sang mais je me relève encore plus joyeux de ces griffures, comme une plante qui repousse après un feu de brousse. Ma peau prend toutes les petites couleurs des racines rampantes et des herbes grimpantes.
Le nez en l’air, je hume les odeurs qui m’entourent : l’odeur sèche et brûlée de la brousse, l’odeur froide et humide de la forêt. La senteur immense et limpide du matin, avec son petit goût de frais. Je tressaille, sans raison, attentif à ce qui se passe d’extraordinaire en moi et autour de moi : une puissante joie s’empare de tout mon être et le soulève dans le matin. C’est l’école du dehors, celle des tournants et des angles, des brindilles et des brandes, des bifurcations. Il y faut de la patience. Il y faut un courage à toute épreuve, une certaine violence et le goût de l’expérimentation. Mais si vous l’acceptez, elle développera en vous un sens aigu de l’observation, une intuition redoutable et, à vos risques et périls, un plaisir inégalable : celui de regarder autour de vous.
Photo de classe, N'Djaména, Collège Félix-Éboué, 1978-1979
©Michaël Ferrier
LA GUERRE
(TROISIÈME PARTIE DE SCRABBLE)
EXTRAIT, p.63
« D'une beauté presque stupéfiante.
Sa prose n’est pas une prose, c’est un chant, un concert d’images, de scènes et de dialogues. C’est euphorisant et porteur de gravité, puisque, au bout du compte, arrive la guerre. Le Tchad, à partir de 1978, va être déchiré par la violence. L’enfant est témoin de scènes folles, «incommunicables», selon Ferrier, et pourtant, il les transmet avec un rare talent. »
Philippe LABRO
CNEWS, 11 octobre 2019
La guerre s’approchait mais nous ne le savions pas. Elle chemine toujours ainsi, à petits pas. C’est une louve qui a perdu ses petits et qui est prête à tout pour dévorer. La démarche de la louve est caractéristique : souple, déliée, élastique. Une succession de foulées en appui sur l’extrémité de ses pieds. Assez rapide, mais surtout très endurante. Ses proies peuvent bien la semer quelques temps, elle finira par les rattraper. La gueule est ouverte, tendue vers l’avant, les oreilles en arrière. Elle semble ne jamais se fatiguer. Ainsi va la guerre, qui s’avance à petit trot mais finit toujours par vous dévorer.
Photo ©Christophe Maout, pour Libération
La guerre ne se raconte pas. On ne peut qu’en évoquer la vibration dans le corps des hommes, son tremblement lointain et cependant inexpugnable. Et d’abord : la peur.
(...)
Au carrefour, les jeeps continuent à tournoyer comme des mouches à feu prises au piège d’un bocal et emportées par leur volte, se tirant et se tuant à bout portant. Dans sa vitesse, une voiture fracasse le rebord du rond-point et se renverse, entraînant l’arrêt presque immédiat de ce manège insensé. Les autres pilent net, dans un crissement de pneus et un ouragan de poussière, certaines chavirant dans cette embardée, corps écrasés, mitrailleuses froissées, cris et plissements de tôles. Plusieurs véhicules s’échappent alors de la nasse et remontent vers l’avenue Charles de Gaulle, où elles tombent nez à nez avec un char, le mitrailleur tête nue sur sa tourelle, tirant dans tous les sens dans son délire giratoire. C’est maintenant la machine qui commande, cuirasse, chenille, blindage, claquement sec des armes automatiques. La guerre prend possession du monde par le vertige, la rotation devenue folle, une machine insensée n’obéissant plus qu’à son propre entêtement et ne répondant plus à rien.
« La guerre ne se raconte pas.
C’est un dragon qu’il faut prendre à la dentelle des lettres. »
Scrabble, p. 183
Enfants en armes pendant la guerre civile au Soudan du Sud, 8 mars 1971,
Photo ©John Downing
Le joueur qui commence la partie mélange les lettres du sac et tire les sept premières lettres. Les pièces sont prélevées une à une dans la poche opaque et déposées face cachée sur la table. Elles sont parfaitement lisses, de format carré, d’un bois clair légèrement peint. Les lettres et leurs valeurs (A1, B2, C2… M3, K10, L1, F4…) y sont inscrites en couleur noire sur fond ivoire. Elles ne portent aucun signe distinctif : c’est un alphabet aux lettres fines, aux chiffres simples. Mais l’enfant, à partir de ces quelques lettres lumineuses et modestes, voit déjà se profiler des vocables inconnus, des trouvailles sonores, des significations inattendues. De ce maigre butin de bois, il fera bientôt lever une forêt de signes très anciens mêlés de caractères nouveaux, dont la lignée l’enchante et dont la portée le réjouit. Et tout, absolument tout ce qui va être conté maintenant, le sera à partir de cette puissance de l’enfance, de ces quelques pièces de bois disposées sur la table et d’une case centrale étoilée sur laquelle sera posé le premier mot joué.
POUR ALLER PLUS LOIN
RADIO
Jour Ferrier
Michaël Ferrier est l'auteur de Scrabble (Gallimard, Mercure de France, 2019), une initiation singulière et un roman où il évoque ses années d'enfance au Tchad.
Olivia Gesbert,
La Grande Table, France Culture,
25 septembre 2019 (28 min 04sec)
Causerie avec Michaël Ferrier : un fils de N'Djaména
« Dans la collection Traits et portraits, l'écrivain raconte son éducation tchadienne entre éblouissement, guerre et « Scrabble ». Une splendeur. »
Valérie Marin la Meslée,
13 octobre 2019 (40 min 05 sec)
L'invité de Littératures sans frontières
« Michaël Ferrier vit à Tokyo où il enseigne la littérature. Il est l'auteur de plusieurs essais et romans dont Sympathie pour le fantôme (2010), Fukushima, récit d'un désastre (2012), Mémoires d'outre-mer (Prix Franz-Hessel, 2015) et François, portrait d'un absent (Prix Décembre, 2018), tous parus dans la collection l'Infini chez Gallimard. Son nouveau livre retrace son enfance passée au Tchad jusqu'en 1979. Intitulé Scrabble, il paraît aux éditions Mercure de France. »
Littératures sans Frontières, RFI
12 septembre 2019 (29 minutes)
Michaël Ferrier, Léonora Miano, Abdellah Taïa
Quel visage pour l’Afrique de demain ? Et si c’était Katiopa : un continent africain presque totalement unifié qui voyait le jour ? L’écrivaine Léonora Miano en dessine les contours dans un roman étonnant et épatant. Elle signe Rouge impératrice (Grasset).
Le monde est pluriel. Michaël Ferrier s’en est rendu compte dès les premières années de sa vie au Tchad. L’écrivain français qui vit à Tokyo vient nous raconter, ce samedi, son enfance africaine. Son récit a pour titre Scrabble, une enfance tchadienne (Mercure de France).
Enfin, nous inaugurons, ce week-end, notre nouveau rendez-vous « En toutes lettres ! » avec l’écrivain marocain Abdellah Taïa (Lettre d’amour au Brésil).
7 septembre 2019 (53 min 12 sec )
TÉLÉVISION
Un livre, un jour : Scrabble (Mercure de France)
Présenté par : Adeline Alexandre, Delphine Chaume
L'auteur Michaël Ferrier nous parle de son ouvrage « Scrabble » publié aux éditions Mercure de France. Dans ce livre autoportrait, l'auteur nous parle de son enfance au Tchad. Il y décrit l'Afrique, les jeux, la nature mais aussi la guerre, le sang et les cadavres.
TEXTES
« Scrabble est un lumineux livre de l’enfance, d’Une enfance tchadienne, tous sens en éveil. Une enfance placée sous le regard des hommes et des bêtes. Une enfance au ras de la terre pour mieux s’en inspirer, l’enfance d’un écrivain, béni des dieux africains. Michaël Ferrier offre ici des Traits et Portraits de cette enfance unique et exceptionnelle entre la savane et la steppe. Ce livre est étourdissant de beauté. »
La Cause littéraire, 3 septembre 2019 - Philippe Chauché