ÔE
Kenzaburô
大江 健三郎
(1935-2023)
LE CŒUR VÉNÉNEUX DES HOMMES
Michaël FERRIER,
Le Faste des morts, Ôe Kenzaburô,
Art Press N°318,
décembre 2005
Traduction française de René de Ceccatty et Nakamura Ryôji, Gallimard, 2005
死者の奢り、新潮社
Couverture japonaise
Shinchôsha, 1959
En 1957, Ôe Kenzaburô a 22 ans. Il n’est pas encore sorti de l’université qu’est publié son premier texte, une nouvelle stupéfiante : Le Faste des morts. Le jeune homme rate de peu le prix Akutagawa, l’équivalent du Goncourt – d'une seule voix. Peu importe, ce sera pour l’année suivante, avec Gibier d’élevage. C’est sous ce titre étrange et beau, Le Faste des morts, que sont réunies aujourd’hui trois nouvelles datant de cette période, coup d’envoi de sa trajectoire d’écrivain.
Manuscrit du Faste des morts
Le choix des trois textes est extrêmement judicieux : écrits dans un laps de temps très court (1958-1961), à une époque cruciale pour le développement du Japon moderne, ils donnent à voir le socle à partir duquel va émerger l’œuvre, dans sa variété mais aussi dans sa cohérence. Il faut certes se garder de l’illusion rétrospective qui consisterait à y voir une matrice portant en elle l’œuvre future tout entière : quelques années plus tard, en 1963, deux événements conjoints – la naissance de son fils handicapé Hikari et la découverte bouleversante des rescapés d’Hiroshima – vont lui donner une ampleur nouvelle et un accent humaniste plus ouvertement prononcé. Mais déjà, le talent est là, époustouflant chez un si jeune homme, et la plupart des territoires que le futur Nobel ne cessera d’arpenter.
Le choix des trois textes est extrêmement judicieux : écrits dans un laps de temps très court (1958-1961),
à une époque cruciale
pour le développement
du Japon moderne,
ils donnent à voir le socle
à partir duquel va émerger l'œuvre,
dans sa variété mais aussi dans sa cohérence.
Ôe Kenzaburô jeune
Peu – et même pratiquement pas – de déchet dans ces œuvres de jeunesse : dans le genre difficile de la nouvelle, Ôe signe son entrée avec maestria. Chaque histoire peut se résumer d’une traite : dans Le Faste des morts, des étudiants japonais doivent transférer d’une cuve dans une autre des cadavres destinés à la dissection : « travail d’une extrême simplicité », comme le note le personnage principal, mais il faut « beaucoup de temps pour traiter un cadavre »... Lentement, inexorablement, au fond de ce remugle, le piège se refermera sur chacun des personnages avec une cruauté spécifique, comme une moisissure qui se serait librement propagée.
La deuxième nouvelle, Le Ramier, décrit un groupe d’adolescents incarcérés dans une maison de redressement, en proie aux châtiments et aux sévices, s’inventant des jeux étranges dans une atmosphère d’humiliation enragée, de plaisirs morbides, de jouissances indécentes et secrètes.
Enfin, Seventeen relate sur un ton parodique et cinglant la métamorphose d’un adolescent onaniste en un militant d’extrême-droite pur et dur. Cette dernière nouvelle est sans doute la plus célèbre : de ce texte mythique, qui valut à son auteur les agressions de l’extrême-droite, on n’avait eu jusqu’ici que quelques extraits (dans Le Roman japonais depuis 1945 de Nishikawa Nagao, PUF, 1988). Cette première traduction intégrale permet de mieux apprécier le sens du récit de Ôe, son habileté à doser la progression du texte, qualité essentielle pour décrire le passage d’un jeune « branleur » en manque de repères au statut de militant féroce de l’ordre impérial.
死者の奢り、芥川賞 初版
文藝春秋新社、1958
Couverture japonaise, Bungeishunjû
Lentement, inexorablement,
au fond de ce remugle,
le piège se refermera sur chacun des personnages avec une cruauté spécifique, comme une moisissure qui se serait librement propagée.
À partir de ces lignes narratives dépouillées de toute fioriture, Ôé donne d’emblée la mesure de son inventivité : prenant appui sur une large palette, il campe des personnages banals mais leur confère un relief saisissant en les plaçant dans des situations inextricables, souvent répugnantes mais d’où l’humour est rarement absent : dans Le Faste des morts sont ainsi rassemblés autour de la cuve remplie de cadavres baignant dans un liquide nauséabond, un vieux gardien acariâtre, une jeune névrosée enceinte et un étudiant en thèse sur Racine !
Ôe multiplie également les trouvailles techniques, alternant par exemple monologues intérieurs et dialogue fictif avec les défunts – ce qui donne littéralement au lecteur l’impression qu’un mort lui parle à l’intérieur de la tête. Se succèdent alors, habilement enchevêtrés, considérations psychologiques et réflexions politiques, petits portraits à la pointe sèche, répliques brèves et lentes descriptions dont on ne sait bientôt plus si elles sont réelles ou hallucinées. Morts et vivants échangent leurs rôles, tandis que le lecteur, à l’instar des protagonistes du récit, sent progressivement sa langue asséchée lui frotter les gencives et la sueur lui ruisseler dans le dos.
Dans Le Ramier, la moins connue des trois nouvelles – une révélation – les descriptions sont tout aussi suggestives, avec des images fortes, superbement rendues par la traduction : sonores (« un filet de gémissement de chien, doux et mélancolique »), visuelles (les « jets de lumière du crépuscule, avec ses couleurs légères et chatoyantes comme le battement d’ailes d’une abeille »), olfactives (« seule la puanteur insistante et visqueuse des déchets nous envoyait des signaux du monde extérieur, une politesse de saison »), tour à tour sensibles, grotesques ou sensuelles, les notations s’enchaînent, inépuisables, premières touches d’un art de la description qui ne se démentira pas. Voyez, dans Seventeen cette fois, et sur un sujet où nombre d’écrivains se cassent régulièrement les dents, l’évocation du plaisir sexuel : « Mais à l’approche de l’orgasme, les fleurs de pêcher se sont épanouies à foison, les sources chaudes ont jailli de tous côtés et les illuminations géantes de Las Vegas ont scintillé, tandis que peur, doute, angoisse, tristesse et désolation se dissipaient. »
À partir de lignes narratives dépouillées de toute fioriture, Ôé donne la mesure de son inventivité : se succèdent, habilement enchevêtrés, considérations psychologiques et réflexions politiques, petits portraits à la pointe sèche, répliques brèves et lentes descriptions dont on ne sait bientôt plus si elles sont réelles ou hallucinées.
Kusama Yayoi, Gropius Bau, Berlin, 2021
La maturité de l’auteur étonne, et son ouverture : à chaque page des échos de Mark Twain et de Sartre (Seventeen appelle irrésistiblement la comparaison avec L’Enfance d’un chef, dont elle retrouve le brio dans la distanciation), de Dante et de Rimbaud (« à seventeen, on n’est pas sérieux »), de Céline et de Genet (Pompes funèbres, Querelle de Brest, Journal du voleur, écrits quelques années auparavant, grondent sous la nouvelle Le Ramier). Ôe, étudiant en littérature française, lit les auteurs de l’Hexagone en version originale. Rien toutefois de ce souci de se donner des lettres qu’on trouve parfois chez les débutants, signaux de culture qui donnent aux jeunes auteurs l’illusion d’un sacre prématuré et l'onction d'une filiation prestigieuse. Sans ostentation, avec naturel, fluidité, son écriture s’empare de ces textes comme l’eau fabrique les paysages qu’elle recouvre. Sans forfanterie, son art se relie aux entreprises les plus exigeantes de la pensée.
La grande force d'Ôe vient de sa capacité, à partir d’un lieu presque hermétiquement clos (une morgue, un dortoir, l’appentis obscur où se réfugie un adolescent), de faire lever un questionnement lancinant sur la condition humaine, en tenant étroitement associées ses dimensions philosophique et politique. La cuve aux cadavres du Faste des morts ouvre ainsi à une réflexion sur le sens de la vie, mais aussi – certains morts sont des soldats – à une interrogation sur la guerre et la mémoire dans le Japon d’après-guerre. Énorme travail d’archive, dont le pays n’est pas encore sorti. Dans Le Ramier, c’est l’enceinte d’une maison de correction qui se retrouve le théâtre d’une ample réflexion, souterraine mais soutenue, sur les lois et les règlements, les rapports de force entre les humains.
Des lecteurs cherchant des livres dans la bibliothèque bombardée Holland House, Londres, 1940
Les résonances politiques des ces textes sont nombreuses et toujours palpitantes...
Les résonances politiques de ces textes sont nombreuses et toujours palpitantes. Il faut rappeler qu’au moment où ils sont écrits, le Japon se remet à peine de sa défaite de la Deuxième guerre mondiale et de l’effondrement du système qui l’y avait entraîné. Le 10 septembre 1955, il adhère au FMI, le 12 décembre 1956, il rejoint l'Organisation des Nations Unies. Enfin, le 19 janvier 1960, il conclut un traité de sécurité avec les États-Unis, fortement critiqué par une partie de la population (dont Ôe). Autant dire que le Japon rentre progressivement dans ce qu’il est convenu d’appeler “le concert des nations” : il oublie, au moins en surface, ses erreurs et ses errements, retapisse le fond de sa mémoire. Les Jeux Olympiques de Tokyo, en 1964, couronneront symboliquement ce nouveau départ. Cependant, des affrontements violents accompagnent ces mutations : Ôe est alors l’un des porte-paroles les plus effervescents des intellectuels de gauche (avec le cinéaste Oshima Nagisa, bien connu en France, qui adaptera l’un des ses romans à l’écran en 1961), pour critiquer virulemment une société japonaise encore trop féodale à leur goût, xénophobe, antidémocratique, coincée entre la nostalgie de l’ordre impérial et la fascination pour le libéralisme américain, société répressive et réactionnaire dont on peut voir une belle allégorie dans Le Ramier.
Monira Al Qadiri, Onus, 2022, verre. König Galerie, Berlin
L’insolence d’Ôe, ses audaces thématiques et formelles ne participent donc pas d’une provocation puérile ou purement esthétisante, mais constituent l’expression politiquement très courageuse d’une vision du monde qu’il ne cessera de promouvoir. C’est pourquoi ces écrits conservent, plus que jamais peut-être, leur force de contestation. Pour le Japon d’abord, car comme l’annonçait Le Faste des morts dans une troublante anticipation, les cadavres sont resortis des placards (ou des cuves) et, comme ces corps aux bras raidis qui remontent doucement à la surface, les problèmes un moment occultés par le formidable essor économique du Japon ont resurgi sous de multiples formes : visites controversées du Premier ministre au sanctuaire Yasukuni, où sont honorés parmi les soldats des criminels de guerre, traitements discriminatoires des Coréens, montée du révisionnisme, tensions avec la Chine… Près de 50 ans plus tard, Ôe continue de déranger : il a fondé en 2004, avec une poignée d’intellectuels japonais, un groupe pour le maintien de l’article 9 de la Constitution, qui prône le renoncement à la guerre. Dans le même temps, le mandat des Forces d’auto-défense japonaises en Irak, celles précisément qu’évoque avec ironie la nouvelle Seventeen, a été prolongé, dans leur plus importante mission depuis 1945.
Photo : 『デイリー新潮』, numéro du 23 mars 2023
« Il y a maintenant une atmosphère anti-démocratique
au Japon, une dangereuse atmosphère de nationalisme
Je veux donc maintenant tout faire pour prévenir
le développement du fascisme dans la société japonaise. »
À plusieurs reprises, Ôe a fait lui-même le lien entre ces textes du début et la situation actuelle, notamment dans un entretien à l’Université de Berkeley en 1999 : « Au Japon, rappelle-t-il, nous voulions créer une attitude nationale vraiment neuve après notre défaite à la guerre. Nous voulions créer la démocratie, un homme démocratique, un pays démocratique. Je crois que nous avons abandonné. Cinquante ans ont passé : il y a maintenant une atmosphère anti-démocratique au Japon, une dangereuse atmosphère de nationalisme. Je veux donc maintenant tout faire pour prévenir le développement du fascisme dans la société japonaise. » De ce point de vue, et quels que soient les changements de contexte ou les ajustements de perspective, le combat d'Ôe n’a rien perdu de son tranchant : est-il nécessaire de préciser qu’il trouve dans bien des pays, y compris le nôtre, des échos appuyés ?
Témoignage précieux sur l’époque et sur le pays qui les a vus naître, ces textes n’ont pourtant pas seulement une valeur documentaire et localisée, loin de là. Il n’aura échappé à personne (surtout ces derniers temps) que la question de la démocratie, du travail de mémoire qu’elle implique et de ses différentes conditions d’application – démocratie réelle ou démocratie virtuelle, élaborée de l’intérieur ou imposée de l’extérieur… – s’étend aujourd’hui à l’ensemble de l’humanité. Fidèle à l’un des principes majeurs de sa poétique (« La littérature doit être écrite de la périphérie vers le centre »), Ôe pose, depuis le fin fond de son île natale, les questions cruciales du siècle qui avance.
Le Faste des morts, soutenu dès le début par les plus grands comme Kawabata et Inoue Yasushi, est aujourd’hui encore un point de repère : l’une des romancières les plus talentueuses de sa génération, Ogawa Yôko, déclarait récemment qu’il était à la source de son désir d’écrire. Si l’on se demande ce qui, dès le début, a imposé ces textes, et leur garde aujourd’hui cette énorme puissance de sidération, il suffit d’ouvrir le livre. Partout, les cadavres d’animaux traversent les textes, rats, moineaux, taupes, lézards, « cadavre inerte et rabougri du ramier comme un sexe après l’amour », et les visions grotesques des corps dans la folle dépense de leur énergie sexuelle : masturbation, sodomie, prostitution, halètements de chiens en rut, sexe rose de fillette, éjaculation faciale composent d’ahurissants tableaux où la poésie et l’horreur du réel s’appellent et se répondent. Pas de complaisance, mais pas de compromis : les corps, la peur, la mort, le désir dans sa violence ambiguë, la puissance de la vie – cet étrange mélange de tendresse et d’abjection – c’est avec cette vérité-là que l’écrivain se coltine, c’est à elle qu’il nous frotte et nous confronte.
Couverture anglaise du Jeu du siècle (1967), Serpent's Tail Classics, 2016
Le titre énigmatique du recueil s’éclaire alors d’une lumière étrange : le « faste des morts » n’est rien d’autre, peut-être, que ce que Foucault nommait le « cœur vénéneux des hommes et des choses », ce foyer de mal qui, dans sa négativité, organise la vie et la pensée des hommes, permet le déploiement de leurs fictions et l’approche silencieuse de leur insoutenable vérité.
Michaël FERRIER
©2005 by Michaël Ferrier, Art Press
Tokyo Time Table 2023
Références électroniques :
http://www.tokyo-time-table.com/ôe-kenzaburô-faste-des-morts